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toile qu’autant qu’ils seront contrôlés par le sentiment personnel de l’artiste.

Rien de moins facile au reste à déterminer que les limites en pareil cas de la docilité et de l’indépendance; rien de plus délicat que cette proportion à garder entre l’effigie absolue et la libre interprétation du réel. Où s’arrête le devoir, où commence le droit? S’il ne s’agissait pour faire acte de sculpteur ou de peintre que de copier servilement un modèle, nul doute que les conditions de la tâche ne fussent fort simples et les devoirs clairement tracés. Une comparaison mathématique entre les formes de l’original et les formes de la copie suffirait pour démontrer en quoi celle-ci est bonne ou mauvaise; mais l’épreuve ne saurait être à ce point décisive pour une œuvre d’art véritable. Ici le travail a un caractère complexe. D’une part, il doit reproduire les objets sous leur apparence exacte; de l’autre, il doit exprimer ce que l’artiste a senti à propos de ces objets : il sera à la fois une restitution du fait et une image de la pensée, un témoignage positif et un symptôme. Or, ces deux principes une fois admis, faudra-t-il que l’art s’interdise tout ce qui manque de charme extérieur, et ne lui sera-t-il donné de nous émouvoir qu’à la condition de mettre toujours sous nos yeux des types de beauté parfaite? Faudra-t-il en un mot proscrire Socrate et Ésope, le premier à cause de sa laideur, le second à cause de sa bosse? Les anciens maîtres n’avaient pas de pareils scrupules. Ils recherchaient au contraire dans la nature les singularités caractéristiques, non par amour du laid, mais par souci constant de la physionomie, et, pour n’en citer qu’un parmi les plus grands, on sait avec quel soin Léonard enregistrait sur ses cahiers de croquis chaque expression bizarre, chaque irrégularité distinctive. De ces élémens difformes en eux-mêmes il tirait ensuite ce « beau naturel » dont parle Bartolini, et qui n’est que la vérité profondément ressentie, vérité de fait, complétée par une intention morale que ne sauraient ni anéantir ni dégrader les conditions physiques les plus ingrates en apparence. Un être, si disgracieux qu’il soit, peut, à un moment donné, avoir sa noblesse et fournir à l’art un type digne de lui. Tout dépend de la sagacité avec laquelle on saura saisir ce moment et transfigurer par la passion ces dehors misérables.

Telle était sans doute la pensée de Bartolini quand il donnait à ses élèves pour thème de composition Ésope méditant ses fables; il leur proposait par là une alliance entre l’autorité matérielle de la nature et les exigences morales du sujet. On s’opiniâtra pourtant à ne voir dans ce fait et dans les explications qu’il amena qu’un témoignage d’aberration et de forfanterie. Que Bartolini ait un peu exagéré ses théories dans la chaleur de la discussion, qu’il ait eu recours ensuite