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venant étudier parmi nous, vous ne ferez que vous tromper à votre tour ; vous rapporterez dans votre pays les détestables fruits de l’esthétique germanico-italienne, et vous ne pourrez avoir l’espoir de redevenir ce que vous avez été. Contentez-vous donc d’imiter la nature vivante : vous atteindrez ainsi le sublime dans l’art, et nous serons obligés de vous admirer en regrettant les méprises où nous ont jetés nos prétendues conquêtes. Je recevrai de bon cœur votre jeune artiste ; mais dès que je l’aurai persuadé en lui répétant tout ceci, je vous prierai de lui faire reprendre bien vite le chemin de son illustre patrie. Ce n’est pas que je songe à m’épargner une peine, je veux seulement m’acquitter d’un devoir de conscience. »

On le voit, Bartolini ne reconnaissait d’autre moyen de salut pour l’art moderne que l’étude sincère de la nature, d’autre progrès à réaliser qu’un retour vers cette simplicité primitive dont l’école italienne avait depuis si longtemps perdu la tradition. Qu’on ne croie pas toutefois qu’il entendît prescrire, à l’exemple de certains artistes allemands, une naïveté archaïque, une assimilation extérieure de la manière des vieux maîtres. Rien n’était plus loin de sa pensée. Il aspirait à un renouvellement de l’art italien, non par l’imitation des anciennes formes, mais par le respect des anciens principes. Il voulait, en un mot, qu’on reprît cette question du naturalisme au point où l’avaient laissée les glorieux fondateurs de l’école, — question si loin d’être résolue, selon lui, qu’il écrivait peu d’années avant de mourir : « Le statuaire parfait dans les siècles chrétiens est encore à naître ; le sublime David est le seul ouvrage qui ait pu le faire pressentir[1]. » De là ses courageux efforts pour déblayer le terrain et préparer la voie à cet homme privilégié ; de là aussi ses élans de joie lorsqu’il entrevoyait parmi ses élèves ou ailleurs, — et malheureusement ces occasions étaient rares, — quelque témoignage de bon vouloir, quelque symptôme rassurant pour l’avenir.

Un jour même Bartolini put croire qu’il avait trouvé un lieutenant digne de lui, un artiste capable de recueillir son héritage et d’achever la régénération de l’école. Ce fut lorsque le statuaire siennois

  1. Il n’est pas inutile de noter cette admiration toute particulière de Bartolini pour le David, parce qu’elle est un témoignage de plus de ses tendances et de ses prédilections dans l’art. Le David, on le sait, est une œuvre de la jeunesse de Michel-Ange, et, malgré d’assez graves incorrections, la plus naturelle peut-être que ce grand maître ait produite. Les jambes surtout ont une beauté simple et une perfection de vérité qu’on ne retrouve plus dans les morceaux qui suivirent ; mais ceux-ci, suivant l’opinion générale, signalent avec plus d’éclat le prodigieux génie de Michel-Ange. Dans l’opinion de Bartolini au contraire, ils attestent, — on n’oserait dire une décadence, — mais une regrettable concession à l’esprit de système. « L’art au XVe siècle, dit-il, prit un essor sublime parce qu’alors il empruntait tout à la nature. Lorsque le grand Raphaël et le grand Michel-Ange tentèrent de s’élever au-dessus du simple vrai, la Madone de Foligno resta supérieure à la Transfiguration, et la statue de David au Moïse. Aussi jusqu’à la fin de sa vie Bartolini ne cessa-t-il de solliciter pour ce chef-d’œuvre par excellence une place qui le sauvât d’une destruction imminente : « J’ai recours à toi, écrivait-il en 1843 à l’un de ses amis, pour que tu essaies de réchauffer le zèle de notre hon président, que j’ai déjà ardemment supplié de mettre à l’abri de l’air et de la pluie la plus belle statue de Michel-Ange. Je voudrais qu’elle fût placée précisément au milieu de la loge d’Orgagna et qu’on l’adossât au mur. Figure-toi l’effet qu’elle produirait là... » Et dans une autre lettre : « Mille choses affectueuses au bon président. Dis-lui qu’il immortaliserait son nom et qu’il s’attirerait la reconnaissance des catholiques florentins ou plutôt la reconnaissance de tous les catholiques des deux mondes, en préservant des injures du temps l’incomparable statue de David. »