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rester isolée, qu’il faut nous joindre à l’une des grandes puissances, et que la France est notre alliée naturelle. Je suis tout à fait de cet avis, et tout en me défiant de l’ambition de Napoléon, je fuis comme la peste tout rapprochement avec la politique orientale. Mais votre majesté est convaincue que Bernadotte contribuera à nous unir avec la France. J’ai une opinion toute contraire, par les raisons suivantes : Napoléon n’oubliera jamais que le prince de Ponte-Corvo a été son subordonné; il exigera la même obéissance du prince royal de Suède. Celui-ci, avec son coup d’œil exercé, a déjà sans aucun doute découvert les endroits faibles de l’édifice élevé par son maître. Il se croira facilement en mesure de s’opposer, même par la force, aux volontés et aux décrets de l’empereur, et ce sera le signal d’une guerre européenne. Où sera notre refuge alors, sinon dans l’alliance des hordes asiatiques?... » Malgré de telles prévisions, Adlersparre céda quand il vit que l’élection du duc d’Augustenbourg n’était plus possible, et comme il exerçait une grande influence dans la diète, son assentiment détermina l’unanimité.

Ce fut par acclamations et avec un empressement qui souffrait à peine la lenteur et l’embarras des formes légales que la diète vota le 21 du mois d’août 1810, sur la proposition du roi, l’élection du prince de Ponte-Corvo comme prince royal de Suède et présomptif héritier de la couronne.

Le maréchal reçut cette nouvelle le 3 septembre. Il avait ce jour-là plusieurs amis à dîner. Il ne leur fit point part du message qu’il avait reçu, et les étonna par son air inquiet et sombre, lui dont la gaieté était d’ordinaire vive et cordiale. De son côté, la maréchale semblait abattue, et des larmes avaient gonflé ses yeux. Elle s’affligeait en effet à la pensée de quitter la France et d’échanger une telle patrie contre le climat du Nord. Quant au prince, était-il seulement préoccupé du refus qu’il pouvait craindre de la part de Napoléon, ou bien pressentait-il les extrémités où l’allait réduire sa mauvaise étoile? Napoléon, lui, paraissait prévoir tous ces malheurs. Il lui sembla dans un rêve qu’il voyait errer sur une mer immense deux barques, dont il montait l’une, et dont l’autre portait Bernadotte. Les deux embarcations marchaient de concert afin de lutter heureusement. Tout à coup celle de Bernadotte, prenant une autre route, s’éloigna rapidement. Napoléon tentait avec sa lunette de suivre au moins des yeux la barque glissant sur les flots... Un brouillard subit s’était élevé; il devint un nuage épais, et Napoléon se trouva seul à la merci des vagues[1]...

Trois jours avant que le nouveau prince royal quittât Paris et la

  1. C’est du moins ce que raconte dans ses Souvenus le colonel B. von Schinkel, t. V.