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vue d’un bel officier hollandais, qu’elle finit par élever jusqu’au rang suprême. Le bon public des boulevards trouve cette sauvagerie à l’estompe parfaitement de son goût, et il applaudit comme un bienheureux les lazzis infiniment trop prolongés d’un certain major impossible, dont tout le monde s’efforce de transformer la poltronnerie notoire en actes d’héroïsme. Sur cette bouffonnerie, M. Halévy a composé une partition qui n’est certes pas un chef-d’œuvre, mais qui renferme des détails ingénieux et quelques morceaux qui méritent d’être signalés : au premier acte, par exemple, la stretta syllabique d’un trio entre Jaguarita. L’officier Maurice et Petermann, — et le chœur final : O nuit tutélaire, dont la phrase est d’un beau caractère et bien rhythmée. Il est fâcheux que ce chœur ne termine pas le premier acte, et que M. Halévy y ait ajouté un complément qui en affaiblit l’effet. Au second acte, on remarque un très joli chœur pour voix de femmes et quelques vocalises de Jaguarita, une romance pour voix de ténor d’une mélodie un peu vague, et le duo entre Jaguarita et l’officier hollandais, morceau qui pourrait être plus saillant, mais qui renferme de bonnes parties. Les couplets très élégans de la reine : Je te fais roi. — un chœur de voix d’hommes très énergique et la chanson de mort du sauvage Jambo remplissent à peu près le troisième acte.

Malgré les morceaux que nous venons d’énumérer et d’autres parties accessoires sur lesquelles il est inutile d’insister, Jaguarita de M. Halévy ne vivra pas plus que la Cour de Célimène de M. Ambroise Thomas. Ces deux compositeurs, qui ont beaucoup de ressemblances au milieu de contrastes que tout le monde peut saisir, tombent souvent dans l’afféterie par la crainte qu’ils ont du commun et du populaire. M. Halévy surtout s’ingénie à dépouiller sa phrase mélodique des notes accentuées, il se complaît à la renfermer dans un réseau d’accords qui excitent plutôt la curiosité du connaisseur que les sympathies du public. De crainte de s’éclabousser et de salir sa longue robe de docteur, M. Halévy, qui a de la distinction dans l’esprit et dans le cœur, marche avec précaution et un peu péniblement, tandis que M. Adolphe Adam se moque du qu’en dira-t-on et s’enfonce hardiment dans le ruisseau jusqu’au jarret. Il faut toujours revenir à ce lieu commun, que sans idées il n’y a pas d’accessoires, si artistement tissus qu’ils soient, qui puissent faire vivre un ouvrage après la saison qui l’a vu éclore. Jaguarita subira donc le sort commun, et ce ne sont pas les points d’orgue audacieux de Mme Cabel qui empêcheront le cours de la justice ; La justice, hélas ! elle s’est déjà accomplie pour cette charmante cantatrice, qui méritait peut-être un meilleur destin. Nous le lui avions bien prédit, la voilà condamnée à rouler comme Sisyphe des monceaux de croches et de doubles croches, sans pouvoir jamais chanter une bonne phrase de musique qui l’aurait consolée de son triste esclavage !

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez s’il se peut l’aurore,


a dit Voltaire dans un âge fort avancé. M. Auber, qui est un peu de sa famille, ne pense pas de même, et, bien qu’il n’ait pas encore accumulé sur