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salons de Saint-Pétersbourg ressemble par plus d’un côté à la société des salons parisiens du dernier siècle. Le goût des pastiches n’a pas cessé de prédominer parmi les grands seigneurs russes. M. Grigorovitch a parfois dans ses romans cédé à ce penchant aristocratique, comme dans ses nouvelles il flattait outre mesure la sympathie manifestée en faveur des serfs. L’essentiel est que la vérité de ses peintures n’en ait pas trop souffert, et en fin de compte il est difficile de refuser à ses récits le premier rang parmi les études consacrées en Russie aux mœurs populaires.

Deux de ces récits nous montreront sous son double aspect le talent de M. Grigorovitch. Dans Antone Gorèmyka, c’est l’éloquent défenseur des serfs que nous allons entendre ; dans le roman des Pêcheurs, c’est un peintre exact et sobre qu’il nous faudra apprécier. Avant d’introduire le lecteur dans ces deux compositions, il faut rappeler par quelles qualités M. Grigorovitch se distingue des autres romanciers russes. Ses écrits n’ont pas le cachet d’élégance et de finesse qui recommande ceux de M. Tourguenief ; ils le cèdent en chaleur et en verve humoristique à ceux de M. Hertzen. Ce qui les recommande, c’est le sentiment et la connaissance parfaite de la vie populaire. L’intérêt naît ici d’une reproduction fidèle de la réalité plutôt que des complications romanesques. Nous saisissons dans ses traits rudes et naïfs la physionomie du paysan russe ; nous l’entendons, serf ou affranchi, nous raconter avec simplicité ses joies et ses douleurs. Pour le lecteur étranger, les récits de M. Grigorovitch ont donc le mérite d’une sorte d’enquête sur la condition et les mœurs d’une classe d’hommes qui, en Russie même, est imparfaitement connue. C’est à ce titre surtout que nous les interrogerons ici.


II

Antoine souffre-douleur, telle est la signification de ce nom d’Antone Goremyka, donné par M. Grigorovitch au personnage principal d’un de ses plus touchans récits. L’auteur a voulu montrer, par un exemple saisissant, à travers quelle série de traitemens iniques certains serfs russes, martyrs d’un intendant rapace ou cruel, sont conduits quelquefois de la misère à un état de révolte contre les lois sociales dont l’exil ou la captivité est l’inévitable terme. Dans le tableau tracé par le romancier russe, l’action tient peu de place. Elle se réduit à quelques scènes essentielles qu’il nous suffira de résumer pour saisir nettement la pensée du conteur.

Qu’on imagine la fin d’une journée d’automne en Russie. Le temps est froid, le ciel est sombre. La forêt de Troskino est dépouillée de