au tribunal, lui dit un des assistans, déposes-y ta plainte. — Mais je n’ai pas d’argent ! — Ah ! tu n’as pas d’argent ! s’écrie aussitôt l’aubergiste changeant de ton. Coquin que tu es ! tu viens boire et manger chez d’honnêtes gens sans avoir de quoi les payer ? » À ces mots, l’auditoire populaire n’ose plus prendre la défense d’Antone ; on commence à se demander qui il est, d’où il vient ; personne ne peut le dire. L’hôte triomphe, il exige qu’Antone se dépouille de sa touloupe et la lui donne en gage. Le pauvre Antone reste en chemise au milieu de la cour. Il commence à pleuvoir ; Antone ne sent rien, et comme il continue à se tourmenter, quelques bonnes âmes, qui persistent à s’intéresser à son sort, l’engagent à aller lui-même à la recherche de son cheval. Mais où aller ? Les uns lui indiquent un village mal famé à vingt verstes de là, d’autres l’envoient d’un côté tout opposé ; personne n’est d’accord. Il finit par se mettre en route au hasard. À peine est-il parti, que tous les donneurs d’avis s’accordent à dire qu’il va courir en pure perte, et que, puisqu’il n’a pas d’argent, il ne saurait rentrer en possession de son cheval dans le cas où il le retrouverait ; Après avoir ainsi sagement devisé, ils rentrent dans l’isba, car la pluie redouble.
Quel sera le dénoûment de cette sombre histoire ? Antone, poussé au désespoir, deviendra le complice de son frère Yermolaï, un déserteur vagabond qui, avec le fils de la vieille sorcière déjà entrevue au début du récit, court le pays pour dévaliser les voyageurs. Le serf se transformera donc en voleur ; cette vie commencée dans le travail s’achèvera dans l’ignominie, et l’inhumanité d’un intendant cupide aura été la cause de cette transformation.
Une semaine s’est écoulée depuis cette aventure. Les voleurs ont été surpris, Antone a été arrêté avec eux. On les condamne à finir leurs jours en prison, et presque tous les habitans du village de Troskino sortent des maisons pour assister au départ des prisonniers. La foule est nombreuse et animée ; paysans, paysannes, jeunes filles et enfans de tout âge entourent deux charrettes attelées chacune d’une paire de chevaux vigoureux. Les charrettes sont vides, mais deux hommes d’un âge mûr se tiennent accoudés contre l’une d’elles ; ils portent des tuniques très courtes fortement sanglées autour du corps par une courroie ; des plaques de cuivre brillent au côté droit de leur poitrine ; ce sont les sotski (centeniers) du bureau de police du district. Ils causent amicalement l’un et l’autre avec un jeune gars auquel est échue la triste corvée de conduire les détenus jusqu’à la prison voisine. À quelques pas de ce groupe, un soldat appuyé sur son fusil tourne le dos au conducteur du second telega, enfant de seize ans environ, et frise son épaisse moustache en regardant les paysannes. De l’autre côté du telega, le forgeron Vavila