Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/283

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui ses yeux tentes et hagards, le regarda longtemps, puis il leva la tête et essaya de parler ; mais il se mit à sangloter, laissa retomber sa tête sur sa poitrine, étendit la main et parut chercher quelque chose autour de lui.

« — Allons, mon bon père, lui dit Anna en se couvrant la figure de son tablier, ne te tourmente pas. Dieu viendra à ton secours, tu te rétabliras.

« l’oncle Akime hocha la tête et jeta de nouveau les yeux sur l’enfant. — Écoute-moi bien, Gricha, lui dit-il enfin en élevant la voix afin d’être entendu de tous les assistans, je vais bientôt… tu resteras seul. Sois bien obéissant… À Gleb Savinitch ; respecte-le comme un père… Gricha… Gricha,… adieu !

« Le pauvre mourant prit la main de l’enfant, la posa sur sa poitrine et resta silencieux pendant quelques instans ; mais de grosses larmes roulaient sur ses joues décharnées. Des gémissemens étouffes s’élevèrent dans le coin où se tenait la femme du pêcheur.

« — Gleb, reprit Akime en cherchant des yeux le pêcheur, qui était en face de lui, Gleb et toi, tante Anna, — mais sa voix s’éteignait de plus en plus, — protégez l’orphelin. Il y a là une petite chemise qui est encore presque neuve, donnez-la au pauvre orphelin,… et ses petites bottes,… dans l’armoire… tout… donnez-lui tout !… Gricha !… O Seigneur !

« L’oncle Akime ajouta quelques autres paroles, mais elles étaient tout à fait inintelligibles ; puis ses yeux qui étaient arrêtés sur Gricha se fermèrent insensiblement. Le pêcheur fit un signe de croix, rapprocha les bras du défunt, prit une image et la lui posa sur la poitrine. La femme de Petre et les enfans sortirent en poussant des cris déchirans. Il ne resta dans l’isba que Gleb, Vassili et Anna. Celle-ci avait embrassé les pieds du cadavre et murmurait une prière en pleurant. Le pêcheur dit à Vassili d’aller prier le père Kondrali de venir lire des psaumes et s’éloigna lentement. Il trouva Grichka et Vania sur les marches de l’escalier.

« — Allons, Grichka, dit-il en posant la main sur la tête de l’enfant, ne pleure pas ; c’est la volonté de Dieu. Pourquoi pleurer ?

« — Comment ne pas pleurer ? lui répondit Grichka en s’essuyant les yeux : voilà bien les bottes qu’il me faisait, mais il y en a une qui n’est pas finie ; il n’a pas eu le temps.

« — et toi, dit le pêcheur à son fils, pourquoi le désoles-tu ?

« — C’est à cause de lui, répondit l’enfant : ça me fait de la peine.

« Le pêcheur poussa un soupir, promena la main sur son large front, et se rendit dans la cour pour y construire une bière. »


Après cette mort, qui fournit à M. Grigorovitch l’occasion de mettre en relief le caractère doux et résigné du paysan russe, l’habitation de Gleb rentre dans le calme. Nous passerons rapidement sur les incidens qui suivent les funérailles de l’oncle Akime, sur la liaison de Grichka et de la fille de Kondrati, sur les entrevues des deux amans, que Vania finit par découvrir. Les fêtes de Pâques approchent, et en même temps qu’on annonce un recrutement ordonné par l’empereur, on apprend que les fils de Gleb, Petre et Vassili, vont venir passer quelques jours dans leur famille. On attend avec impatience le retour des deux jeunes gens. La famille du pêcheur