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contester qu’elles aient déterminé une amélioration réelle dans la condition du paysan.

Ainsi donc le servage maintenu, mais corrigé dans quelques-uns de ses inconvéniens essentiels, tel est l’état actuel de l’institution imposée à la Russie par le tsar Ivan Vassilievitch. Sans se préoccuper de ces modifications partielles, les libéraux russes réclament avec une insistance croissante l’émancipation de tous les serfs. — Les paysans sont dignes de la liberté, disent-ils. Qu’attend-on pour les émanciper ? — De là cette sorte d’agitation littéraire qui a produit les écrits de M. Grigorovitch et de M. Tourguenief. « Agissez ! s’écrie le plus fougueux des publicistes russes, M. Hertzen. Depuis quand le gouvernement est-il devenu si scrupuleux en fait d’administration ? Au XVIIIe siècle, Catherine II a bien su introduire le servage dans la Petite-Russie ; on a bien trouvé au XIXe siècle les moyens les plus propres à convertir les uniates au culte grec, et à transformer la Pologne en province russe ! Lorsque la famine désolait les provinces occidentales de l’empire, le gouvernement n’a point hésité à transporter une partie de la population dans les steppes de la Sibérie. Il retarde l’affranchissement des serfs parce qu’il a peur ; mais que craint-il ? On ne saurait vraiment le dire. Ce n’est assurément pas la noblesse ; il n’est permis qu’aux feuilles étrangères de croire encore aux sauvages boyards russes, toujours prêts à attenter à la vie du tsar : c’est là un épouvantail dont il serait bien temps de faire justice. »

Nous partageons pleinement les opinions de ces adversaires du servage. Les paysans russes sont dignes d’être affranchis ; l’expérience l’a prouvé. Tous ceux d’entre eux, et leur nombre est assez considérable, qui jouissent déjà d’une indépendance complète, n’en ont point abusé[1]. Quant aux publicistes étrangers qui voient sans cesse le gouvernement russe aux prises avec de sauvages boyards, M. Hertzen a raison de ne pas prendre leurs affirmations au sérieux. Le nombre des seigneurs qui sont opposés à l’émancipation

  1. La classe des agriculteurs libres est encore, il est vrai, assez peu considérable ; mais les paysans de la couronne sont maintenant à peu près sur le même pied, si ce n’est toutefois qu’ils sont soumis à une administration spéciale, et que le sol cultivé par les communes appartient à l’état. On comptait l’année dernière 18,590,371 individus des deux sexes sur les domaines de la couronne : c’est près du tiers de la population totale de l’empire. Plusieurs autres catégories de cultivateurs peuvent être classées au nombre des paysans libres ; tels sont les adnodvortsy, qui s’élèvent à 1,500,000 individus mâles, et les palovniki, sorte de fermiers qui habitent principalement le nord. Enfin en Sibérie tous les paysans sont libres ; ils peuvent s’adonner au commerce ou à l’industrie, posséder des biens mobiliers et immobiliers ; ils jouissent de la liberté de transmigration et sont autorisés à s’établir dans les villes ; ils choisissent dans leurs rangs les chefs auxquels ils obéissent ; ils ont leurs propres tribunaux, et la voie des instances leur est ouverte comme à tous les autres sujets.