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dernière fois. La mort le guettait sous la croisée ! Ame sainte, âme chérie, adieu !

« ELISABETH, étendant vers lui la croix. — Que ce signe divin efface dans ton cœur toute image terrestre ! la paix du ciel soit avec toi ! (Othon meurt, Élisabeth tombe évanouie sur le carreau de sa cellule.)

« HENRI. — Othon ! Othon ! Il expire sans connaître la main forcenée qui vient de le frapper aveuglément. Malheurl j’ai tué ma race, je suis le bourreau de mes enfans, et ce que j’ai conquis de mes mains, les biens que j’héritai de mes aïeux, aujourd’hui vont échoir en partage à cet Ottnit, objet de ma haine et de toutes mes malédictions. Oh ! ma race ! oh ! mes enfans ! Avec la raison qui me revient commencent mes tortures. Enfer, éteins la flamme intérieure qui m’obsède. Malheur ! malheur ! malheur ! [Il expire.) »


Les destins sont accomplis, la race condamnée a cessé d’être. Henri le Ferré et ses deux fils morts tous les trois, Ottnit arrive au trône. Ottnit épousera Jutta, et de cette union que la Providence bénissait, et contre laquelle vainement a lutté l’implacable landgrave, une souche nouvelle sortira. — Cependant les portes du couvent s’ouvrent, une longue file de religieuses voilées et portant des cierges s’avance processionnellement en chantant le Dies iroe. On enlève les cadavres des deux champions illustres, et tandis que le cortège s’achemine au bruit des cloches vers les caveaux funèbres, un salut triomphal s’élève de la multitude en l’honneur d’Ottnit proclamé landgrave de Thuringe.

Tel est ce drame, qui, malgré de graves imperfections, atteint parfois à des beautés d’un ordre supérieur, et dont tous les personnages portent l’empreinte tragique du temps. Si je me suis complu longuement dans cette analyse, si j’ai cru devoir citer beaucoup, c’est que cette œuvre, jusqu’ici l’une des plus ignorées d’Arnim, me semble, parmi ses pièces de théâtre, celle qui résume le mieux ses qualités et ses défauts. Peut-être n’aurai-je réussi qu’à donner une idée de ses défauts, qui sont en général beaucoup plus faciles que les beautés à faire passer dans une langue étrangère. Quoi qu’il en soit, ma conviction reste la même, et si je consens à dire comme les Espagnols : Excusez les fautes de l’auteur, c’est à la condition qu’on admirera ses grandes qualités, plus nombreuses ici que partout ailleurs. « Arnim, disait Wilhelm Grimm, m’a toujours fait l’effet d’un homme qui, s’interrompant tout à coup au milieu d’une conversation grave et sensée, vous quitterait subitement pour s’en aller au fond des bois se retrouver seul avec ses idées. » Ce mot a du vrai et peint bien les inégalités de cet âpre génie. Souvent le verre est trop petit et le vin déborde, d’autres fois il est trop grand et le vin n’arrive plus qu’à la moitié du cristal qu’il devait remplir ; mais la liqueur pourprée, à quelque dose qu’on la mesure, ne perd jamais son goût