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répand quelque chose de douloureux. On sent qu’il voudrait vivre et qu’il ne le peut pas, qu’il ne le pourra pas. Pauvre Werther ! toute sa personne exprime d’une manière muette ces mots fiévreux qu’il laissa échapper dans sa dernière entrevue avec Charlotte : « Cela ne peut pas durer, non, cela ne se peut pas ! »

J’ai lutté contre mon affection pour lui et me suis mainte fois reproché, comme un sentiment coupable, la sympathie qu’il m’inspirait. À l’âge où l’on se délie volontiers de son jugement, on me dit un jour que ce personnage était immoral et que sa fréquentation était dangereuse ; comme cet argument mérite considération, je fis tout au monde pour me persuader qu’il était vrai. J’appris à confondre Werther avec les héros de lord Byron, avec René et je ne sais quels autres personnages, tous pleins de désirs plus criminels les uns que les autres, en quoi je lui faisais certainement tort. Le pauvre Werther, qui est la candeur même, n’a rien de commun avec ces personnages. Il est trop honnête pour s’être jamais complu dans des pensées incestueuses, trop bourgeois pour avoir la pensée de jamais attenter à la vie d’autrui. J’ai toujours été étonné de la filiation qu’on essayait d’établir entre Werther et les héros de Byron. Ce qui caractérise Werther, c’est l’impuissance d’agir, et ce qui caractérise les héros de Byron, c’est précisément l’action poussée jusqu’à ses dernières limites ; non-seulement ils se tuent, mais ils tuent autrui, et quelquefois après l’avoir détroussé. De tels moyens d’action peuvent convenir peut-être aux aristocratiques Lara, Manfred, Conrad et tutti quanti ; mais ils ne sont pas à la portée de Werther, le jeune, timide et honnête bourgeois.

Comme mon admiration pour Werther a persisté en dépit de toutes les leçons de morale que j’ai lues sur ce sujet et de toutes les suppositions calomnieuses que j’avais inventées moi-même à l’égard de l’inoffensif Allemand, je m’en suis demandé la cause, et j’ai fini par la trouver précisément dans la comparaison du roman de Goethe avec les poèmes de Byron. Les héros de Byron n’ont jamais plu qu’à mon imagination. Il m’est impossible de voir en eux des types humains ni des types du temps présent ; je ne consentirai jamais à calomnier à ce point la nature humaine, ni même notre époque, qui n’a pas besoin qu’on la calomnie ; je ne puis voir dans les héros de Byron que des conceptions toutes personnelles, enfans d’une puissante nature devenue dépravée, mais conservant encore des restes de noblesse première et remplaçant au moins les vertus qu’elle n’a plus par la haine de la vulgarité. Dans Byron éclate en paroles enflammées le mépris des vices mesquins et de la vulgaire corruption sociale. Par malheur pour lui, il aime la dépravation, mais son âme est trop ardente pour se contenter de ce qui l’entoure, et il invente