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machines, et dont tout le mérite consiste à se vanter effrontément de n’avoir point d’âme. L’homme moderne, pauvres gens, il existe ; mais il n’est pas aussi heureux que vous. N’enviez pas sa destinée et ne prenez pas son titre, il pourrait vous en arriver malheur. L’homme moderne digère mal, ses journées sont pleines d’inquiétudes et ses nuits pleines de rêves qui chassent le sommeil. L’homme moderne ! mais c’est Werther, c’est quiconque lui ressemble, de près ou de loin.

Werther est un bourgeois, un enfant des classes moyennes. Avec lui commence dans la littérature une nouvelle série de héros ; il est le premier d’une longue liste de personnages nouveaux dont la littérature ancienne n’avait fait aucune mention. C’est lui qui met réellement fin à la littérature chevaleresque et aristocratique. Avec lui s’éteignent les sentimens du moyen âge ; avec lui, une vie nouvelle entre en scène. Il représente bien le moment précis où les classes moyennes, qui avaient croupi si longtemps dans des mœurs grossières et plébéiennes, qui pour toute littérature n’avaient eu si longtemps que d’obscènes fabliaux et des contes grivois, sont arrivées à cette culture d’esprit, à ce raffinement de pensée, à cette délicatesse de sentimens qui font l’orgueil et le charme de la vie. La vie bourgeoise prend, à partir de Werther, droit de cité dans la littérature. C’est encore à Goethe qu’on doit cette innovation, beaucoup plus qu’aux tentatives dramatiques de Diderot, et de Lessing, beaucoup plus qu’à Jean-Jacques et à son Saint-Preux, personnage équivoque, fiévreux et bas, fier et servile, image de Jean-Jacques lui-même, et qui n’est, pas plus que les héros de Byron, un type général. Adieu maintenant pour toujours aux personnages et aux types d’autrefois ; adieu à ces passions et à ces sentimens dont le dernier accent expire avec le XVIIe siècle, et qui, de la féodalité au XVIIIe siècle, avaient régné sous des formes très diverses, dans tous les pays de l’Europe ! Adieu à Tristram et Yseult, à Cliimène et au Cid, à Titus et à Bérénice, à Louis XIV et à Madame ! Charlotte et Werther, deux personnages très modestes, deux jeunes bourgeois, vont se faire une réputation qui égalera celle de tous ces chevaleresques et royaux amans, ils vont exprimer des sentimens passionnés qui enflammeront des millions de cœurs[1].

  1. Il est singulier que tandis que les classes moyennes fournissaient dans les trois derniers siècles tant d’individualités remarquables et d’hommes de génie, elles n’aient pas fourni à la littérature un seul type noble et élevé. On cherche en vain dans l’ancienne littérature un type de bourgeois supportable. Au XVe siècle, la littérature possède un type de bourgeois : il est repoussant ; c’est Patelin. Dans Rabelais, le bonhomme Gargantua et le bon Pantagruel, un roi et un prince, expriment seuls des sentimens élevés ; Panurge est un personnage fort comique, mais un drôle de la pire espèce. Les héros de Corneille, de Racine, de Mme de La Fayette, sont nobles ; les bourgeois de Molière sont des imbéciles. On sait ce que vaut Gil Blas. La première exception à citer, c’est le vicaire de Wakeffield ; mais qui ne voit que ce personnage doit son élévation d’âme surtout à son caractère de ministre ? Lui seul dans la famille a réellement de la noblesse ; Ses fils sont de braves garçons, et ses filles sont charmantes ; mais les enfans, dépouillés du caractère de leur père, lui sont fort inférieurs.