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plus vulgaires conditions de son art, je veux dire les conditions qui régissent la juxtaposition des couleurs, en revanche il s’est préoccupé avec un soin scrupuleux de la nature du personnage. Aussi son Ophélia, bien qu’elle blesse les yeux par la crudité des tons, réussit pourtant à émouvoir le spectateur. Il y a dans cette toile, si imparfaite sous le rapport du métier, quelque chose de vraiment poétique, un caractère de mélancolie et de grâce qui reporte la pensée vers le créateur même du personnage, et cette louange, quand il s’agit de Shakspeare, est bien rarement méritée. Je regrette que M. Millais, en peignant la Mort d’Ophélia, n’ait pas compris la nécessité de donner à son héroïne une forme plus précise. Le corps, qui flotte sur l’eau au milieu des fleurs, n’offre pas des contours assez nettement arrêtés. En passant du domaine de la poésie pure dans le domaine de la peinture, Ophélia ne pouvait demeurer à l’état de rêve. M. Millais me dira peut-être qu’il a touché le but, puisqu’il reporte la pensée vers le plus grand poète de sa nation. La franchise même de mon aveu à cet égard me donne le droit de ne pas accepter un tel argument. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de gracieux et de touchant, d’ingénieux et de vrai dans la composition, je suis fondé à dire que ces qualités, si précieuses d’ailleurs, ne sont pas suffisantes. Nous aurions aimé à trouver dans Ophélia un beau corps, enveloppe d’une belle âme. Or la jeune fille qui flotte au milieu des fleurs ne saurait passer pour belle. C’est une forme ébauchée, ce n’est pas une forme achevée. À parler sans détour, ce n’est pas un tableau, c’est un projet de tableau. C’est pourquoi, tout en approuvant l’intention excellente de M. Millais, je l’invite à traduire désormais sa pensée dans une langue plus claire.

M. Paton a trouvé dans le Songe d’une Nuit d’été le sujet d’une composition charmante qui révèle chez lui une grande richesse d’imagination. Je suis très loin de recommander la Querelle d’Oberon et de Titania comme une œuvre accomplie ; mais je ne puis méconnaître la puissance de fantaisie qui éclate dans toutes les parties de la toile. Depuis les deux personnages principaux jusqu’aux figures qui encadrent la scène, il n’y a pas un seul point dans le tableau où l’invention ne se montre sous la forme la plus élevée, la plus délicate. Le spectateur, en contemplant cette merveilleuse féerie, se sent emporté dans un monde idéal, dans le monde des songes, et oublie pendant quelques instans qu’il a devant lui une œuvre humaine. Lorsque arrive la réflexion, il est bien forcé de reconnaître les imperfections de la scène qu’il vient d’admirer. Il est trop facile en effet de prouver que dans la Querelle d’Oberon et de Titania le choix des tons n’est guère plus heureux que dans l’Ophélia de M. Millais. C’est le même dédain pour l’harmonie, la même ignorance des lois, dont elle se compose. Volontaire ou involontaire, la faute est