Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/518

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenir tous pour égaux, ayant place au conseil du chef ; et tandis que leur sang tombe à gros bouillons dans le vase, ils prononcent ensemble ces mots : « Qu’ainsi coule jusqu’à la dernière goutte le sang de quiconque se révoltera contre le chef, ou tentera de diviser sa famille ! Qu’ainsi coule le sang du chef, s’il viole jamais les conditions de ce pacte ! » Telle fut la première loi de la république des Magyars.

Les Magyars partent sous la conduite d’Almus. Ils traversent les Steppes, évitant les lieux habités, mangeant le gibier des broussailles et le poisson des rivières, et ne touchant à rien de ce qu’a produit le labeur de l’homme. Quand ils rencontrent devant eux quelque large fleuve, ils le passent, assis sur leur tulbou : ils appellent ainsi les outres de cuir qui leur servent de nacelle[1]. Ils arrivent enfin aux bords du Dnieper, que domine la grande et forte cité de Kiev, habitée par les Russes. À la nouvelle que les Magyars approchent et que leur duc Almus est un petit-fils de cet Attila à qui la Russie payait jadis tribut, Kiev ferme ses portes, et les Russes appellent à leur aide les Cumans blancs leurs voisins ; mais le duc Almus n’a pas besoin d’aide, car le Saint-Esprit combat pour lui. La bataille commence avec une ardeur égale de part et d’autre, et les Russes poussent des cris féroces qui étonnent un moment les Magyars. « Rassurez-vous, dit le duc Almus à ses soldats : ce sont là des hurlemens de chiens, et quand les chiens ont vu le fouet du maître, ils se couchent à plat ventre et se taisent. » La fureur des combattans redouble ; les Russes enfoncés sont mis en fuite, et les têtes tondues des Cumans roulent à terre comme des courges crues.

Kiev ouvre ses portes, et ses principaux habitans, les mains chargées de présens inestimables, viennent trouver le duc Almus dans son camp. « Que veux-tu faire dans notre pays ? lui disent-ils. Vois là-bas, au soleil couchant, par-delà la forêt des Neiges, c’est l’ancien royaume d’Attila, la terre de Pannonie. Il n’en est pas de meilleure au monde. Des fleuves remplis de poisson, le Danube, la Théïsse, le Vag, le Maros, le Temèse, la traversent, et des ruisseaux sans nombre la fertilisent. Cette bonne terre est actuellement aux mains des Slaves, des bulgares, des Valakes et des bergers romains qui s’en sont emparés après la mort du roi Attila. Les Romains ont dit que la Pannonie était leur pacage : ils ont bien dit, car ils font paître leurs troupeaux sans trouble sur le patrimoine des Magyars. » Ces paroles excitent l’impatience d’Almus ; il reçoit des Russes un tribut de dix mille marcs d’or, des fourrures et de riches tapis, des chevaux harnachés

  1. « Super tulbou sedeates, ritu paganismo (sic) transnataverunt. » Not. anon., Chron. 7.