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ne se comprend guère, mais c’est un fait, et dans les sciences il faut admettre ce qui est démontré ; on explique quand on peut.

Je m’arrête ici. Pour aller plus loin, il faudrait exposer la médecine tout entière. J’ai simplement voulu montrer que tout est encore bien douteux, et qu’en médecine le début se cherche encore. On a pu le voir d’ailleurs, l’école de Montpellier, c’est l’école de Cos ; celle de Paris, c’est l’école de Cnide. On voit aussi, je pense, que la seconde est plus expérimentale que la première, et dans les sciences l’expérience est du même côté que la raison. La supériorité des médecins de Paris et de leur médecine est un fait éclatant. Et pourtant l’école de Cos est plus célèbre que celle de Cnide, le nom d’Hippocrate a régné dans toute l’antiquité, et il est encore invoqué aujourd’hui. Cela tient d’abord à la supériorité d’Hippocrate sur Euryphon ; ses doctrines ont traversé le temps à l’abri de son nom. De plus, à l’origine des sciences, les théories, pour réussir et pour être utiles, doivent différer de celles qu’une science plus avancée peut produire. Les idées générales doivent régner d’abord et former des espèces de cadres où viennent se grouper les faits que la science étudie, sauf plus tard à tirer des conclusions qui dérangent un peu les classifications primitives. Chaque science doit avoir ainsi trois phases pour ainsi dire. Dans la première on raisonne, dans la seconde on observe, dans la troisième on conclut. Les médecins de Cnide n’avaient pas recueilli assez de faits pour défendre leur théorie contre les raisonnemens d’Hippocrate. Ils se perdaient dans des détails mal observés et mal connus. Ils avaient tort alors, ils auraient raison aujourd’hui.

Rendons en terminant une dernière justice à Hippocrate. L’école de Montpellier a emprunté au médecin grec sa théorie, mais elle a négligé sa méthode. Tout en supposant des abstractions, il a été très observateur, il a inauguré l’art et montré le génie de l’observation, et par là la science entière est hippocratique. Il disait bien que l’expérience est trompeuse, mais il disait aussi que le raisonnement est difficile, et il en concluait que pour bien raisonner il faut bien expérimenter. Sa théorie n’est sans doute pas la vérité, mais vingt siècles ont passé sur elle, et elle est encore discutée. En un mot, là comme en toute chose, les Grecs ont eu peut-être des égaux, ils n’ont pas en de supérieurs, et l’on peut dire hardiment qu’Hippocrate a fait autant pour la médecine que Platon pour la philosophie, Phidias pour la sculpture, Homère pour la poésie, Eschine et Démosthène pour l’éloquence.


PAUL DE REMUSAT.