Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/576

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne voyant pas Lorenzo à dîner, Beata ne put y tenir davantage. Elle prit un masque, entra furtivement dans une gondole de place, et se mit à parcourir Venise comme une âme désespérée. Où voulait-elle aller ? Elle n’en savait rien. Poussée par l’instinct de la jalousie, elle ordonne aux barcaroli de la conduire vers Murano. Elle descend machinalement au casino di San-Stefano, bien étonnée de se trouver pour la première fois dans un lieu aussi suspect. Elle entre toute tremblante dans un camerino, se fait servir quelques rafraîchissemens, et s’abandonne à ses tristes pensées. Elle y était à peine depuis quelques minutes, que son attention fut éveillée par un bruit de voix venant du cabinet voisin. Elle écoute en tressaillant, met son masque, s’avance vers la fenêtre, et croit apercevoir Lorenzo avec une femme. Ses yeux se troublent, ses genoux fléchissent, et elle tombe évanouie sur le carreau. Elle se relève cependant d’un bond fiévreux, essaie d’humecter ses lèvres ardentes dans un verre d’eau et ne peut avaler une goutte, tant l’émotion avait contracté son gosier. L’oreille collée contre la cloison qui sépare les deux cabinets, Beata s’efforce de saisir quelques-unes des paroles échangées entre ses deux voisins ; mais sa respiration haletante l’empêche de percevoir autre chose que des sons inintelligibles. Tout à coup il se fait un grand silence. Beata s’en inquiète, revient se placer à la fenêtre du cabinet, et voit Lorenzo dans les bras de la Vicentina ! Elle recule à ce spectacle, et se sauve épouvantée, en jetant sur la table sa bourse remplie de zecchini d’or. Enfermée dans la gondole, Beata fut quelque temps immobile sans dire un mot aux barcaroli qui lui demandaient où il fallait la conduire. — Où vous voudrez, répondit-elle après un assez long silence. — Puis, se reprenant aussitôt : — Non, non, dit-elle, laissez-moi ici ; dussé-je y mourir de douleur, — ajouta-t-elle tout bas, répondant à son cœur déchiré. Elle resta ainsi en face du jardin de San-Stefano jusqu’à la nuit, les yeux attachés à la fenêtre où Lorenzo et la Vicentina étaient voluptueusement accoudés. Lorsque les ombres du soir lui eurent dérobé la vue de ce triste spectacle, Beata s’éloigna lentement de ce lieu funeste, comme une colombe blessée aux sources de la vie. Prenant le chemin de Venise, elle s’arrêta un instant au milieu de la mer silencieuse où son âme brisée exhala ce chant plaintif qui réveilla Lorenzo de son ivresse.

Quelle nuit que celle qui succéda à cette fatale journée ! La honte, le remords, l’amour trahi dans ses plus chastes espérances déchirèrent le cœur de Beata. Rentrée furtivement dans son palais sans que personne se fût aperçu de son absence, elle se jeta sur son lit tout habillée sans répondre un mot aux questions pleines de sollicitude que lui adressait Teresa, sa camériste. — Laisse-moi, lui dit-elle,