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je n’ai besoin de rien ; tu peux te retirer. — Obéissant à regret à l’ordre de sa maîtresse, dont elle ne pouvait s’expliquer l’état extraordinaire, Teresa resta dans l’antichambre une partie de la nuit à épier le moment où l’on pourrait réclamer ses services. Beata ne pleurait pas. Les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine, comme si elle eût voulu retenir son cœur prêt à se briser, elle poussait de gros soupirs entremêlés d’exclamations douloureuses qui, seules, décelaient l’agitation extrême de son âme. Sa vie si courte encore, et pourtant si remplie, se déroulait devant elle comme une vision de bonheur évanoui. Elle se rappelait cette belle nuit de Noël où Lorenzo lui était apparu conduit par la destinée et cette soirée charmante où son frère d’adoption pleurait derrière un citronnier de la villa Cadolce, larmes délicieuses qui avaient éveillé sa pudeur endormie, et qu’elle aurait voulu essuyer de ses baisers ! — Mais, se disait-elle au fond de sa conscience troublée, après avoir épuisé tous les griefs de la passion, ne l’ai-je pas rebuté par la froideur de mon maintien ? N’ai-je pas refoulé dans son cœur l’aveu d’un sentiment dont ses regards timides me révélaient chaque jour l’existence ? N’est-ce pas moi qui l’ai poussé dans l’abîme, quand un mot de ma bouche eût suffi pour l’enchaîner à mes pieds, docile et tremblant ? L’amour aurait préservé son innocence des séductions vulgaires dont il est devenu la victime. — Pauvre Lorenzo ! s’écria-t-elle en sanglotant, c’est moi qui t’ai perdu. Malheureuse que je suis !

Elle se leva brusquement de son lit après cette involontaire explosion de douleur, et Teresa ne put contenir plus longtemps son inquiétude. — Signora, dit la camériste en ouvrant discrètement la porte de l’appartement de sa maîtresse, pardonnez à mon zèle si je viens vous importuner encore de ma présence. Qu’avez-vous donc, chère maîtresse ? continua Teresa, tout attendrie de l’agitation extrême où elle voyait Beata, ordinairement si calme et si sereine. Je ne vous reconnais plus. — Tu as bien raison de ne plus me reconnaître, répondit Beata en se laissant tomber sur une chaise et en se couvrant le visage de ses deux mains, mouvement qui lui était naturel. Je ne suis plus la même, reprit-elle d’une voix étouffée. — Oserai-je demander à la signora si le chevalier Grimani est pour quelque chose dans ce changement si extraordinaire ? — Plût à Dieu ! volesse il cielo ! s’écria Beata avec vivacité ; je ne serais pas si à plaindre !

Effrayée de cette réponse et des soupçons qu’elle fit naître tout à coup dans son esprit, Teresa n’osa plus continuer ses questions, et resta muette devant sa maîtresse désolée. Un long silence succéda à cette scène douloureuse, Beata n’était pas moins étonnée de son aveu involontaire que Teresa de ce qu’elle venait d’apprendre, et ces