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fait analogue à celle où il avait conquis la faveur de Philippe V, Farinelli acquit une si grande influence sur l’esprit du nouveau roi, qu’elle s’étendit jusqu’aux affaires de l’état. Dispensateur de toutes les grâces, comblé d’honneurs et de richesses, il se voyait courtisé par les grands d’Espagne, par les hidalgos et les plus jolies femmes du royaume. Le ministre La Ensenada ne prenait aucune mesure sans le consulter. Pour vous donner une idée de la faveur dont il jouissait à la cour d’Espagne, qu’il vous suffise de savoir que Marie-Thérèse lui a écrit de sa propre main une lettre que j’ai lue, et qui était des plus flatteuses.

— Je puis attester la vérité de ce fait, dit le sénateur Grimani. Me trouvant à Vienne vers 1762 en qualité de secrétaire d’ambassade, j’entendis un soir au cercle de la cour l’impératrice Marie-Thérèse répondre au reproche qu’on lui faisait d’entretenir une correspondance avec Mme de Pompadour : « Eh ! messieurs, la politique a de cruelles nécessités ; j’ai bien écrit à Farinelli ! »

— Il faut dire à son honneur, reprit Grotto, qu’il supporta cette prospérité inouïe avec calme et beaucoup de modestie. Il fut généreux, protégea le mérite inconnu et n’usa jamais de son crédit pour se venger des injures dont il fut souvent l’objet. Directeur général du théâtre et des fêtes au palais de Buen Retiro, il fit venir à Madrid les artistes les plus renommés, tels que Gizzielo et la Mingotti, sans manifester jamais une ombre de jalousie. Seulement Farinelli était d’une sévérité extrême pour les virtuoses qu’il avait sous sa dépendance. Il leur était expressément défendu de chanter hors des réunions de la cour, et il exigeait même qu’ils fissent calfeutrer les fenêtres de la chambre où ils étudiaient leurs rôles. Un jour, il poussa la rigueur à cet égard jusqu’à refuser à une grande dame qui se trouvait dans un état des plus intéressans la permission d’entendre la Mingotti dans son propre appartement. Il fallut un ordre exprès du roi pour lever l’obstacle. Qui ne connaît l’anecdote de ce tailleur mélomane qui, pour se payer d’un habit magnifique qu’il lui apportait, ne demandait que le plaisir d’entendre chanter une seule fois l’admirable sopraniste ? Après avoir satisfait au désir de ce brave homme, Farinelli lui remit une bourse qui contenait le double de la somme que pouvait valoir l’habit, en lui disant pour vaincre son refus : « Je vous ai cédé, il est juste que vous me cédiez à votre tour. »

Rappelé à Naples par une maladie que fit ma pauvre mère, j’assistai à l’inauguration du théâtre San-Carlo, qui eut lieu le à novembre 1737, le jour même de la fête du roi Charles VII, qui depuis a été Charles III d’Espagne. Ce fut un spectacle magnifique. Commencé dans le mois de mars de la même année, d’après un plan de