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excellent professeur ; il Porporino, dont la belle voix de contralto n’était pas à dédaigner, non plus que celle de Rubinelli ; enfin Pacchiarotti que voici, le sublime Pacchiarolli, qui est, hélas ! le dernier grand sopraniste qui nous reste.

— En vous remerciant des éloges que vous voulez bien m’accorder, répondit Pacchiarotti, permettez-moi de ne pas désespérer de l’avenir. J’ai entendu à Rome, il y a quelques années, un certain Crescentini qui promet de devenir un virtuose digne de perpétuer la tradition de Farinelli et de Guadagni.

— Dans la famille des sopranistes qui ont surtout brillé par les artifices de la vocalisation, reprit Grotto, on pourrait classer, avant Caffarelli, Pasi, qui chantait au commencement du siècle ; puis Gizzielo, dont j’ai déjà parlé, et dont la voix de soprano égalait au moins celle de l’élève de Porpora ; enfin l’idole du jour, Marchesi, que nous avons entendu à Venise, et qui possède, avec une figure charmante, une voix de soprano dont la merveilleuse souplesse excite l’admiration de l’Europe.

Grotto avait à peine terminé son récit, que la porte de la salle s’ouvrit avec fracas, et l’on vit entrer un homme vêtu de noir, portant une barrette ornée d’un gland d’or. À son aspect, tout le monde se leva précipitamment, excepté le sénateur Zeno, qui ne bougea pas de sa chaise. C’était un familier du conseil des dix, qui, en apercevant le père de Beata, s’inclina et disparut sans proférer une parole. On reconnut à cette scène muette et à la contenance du sénateur qu’il était un des trois inquisiteurs d’état. Quelques jours après, on apprit, non sans terreur, que le convive qui avait osé blâmer la politique du gouvernement avait été enlevé de sa maison sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.

Les convives se retirèrent un peu en désordre, plus ou moins préoccupés de l’incident qui avait mis fin à ce souper improvisé. Il était trois heures du matin. La lune resplendissante éclairait encore quelques promeneurs attardés sur la place Saint-Marc. Lorenzo, dans la confusion de cette scène, voyant Beata seule et séparée du chevalier Grimani, la suivit en silence et l’accompagna jusqu’à la gondole de sa maison, qui était amarrée au traghetto de la Piazzetta. Son père s’y étant placé le premier, Lorenzo offrit son bras à Beata pour l’aider à y monter, et se disposait à se retirer lorsque le sénateur lui dit : Vous pouvez entrer. Heureux et confus d’une faveur si inusitée, Lorenzo obéit. Il s’assit humblement en face de Beata et du sénateur, sans dire un mot, mais le cœur agité. À un mouvement que fit la gentildonna pour ramener les plis de sa robe, qui traînait à ses pieds, Lorenzo, allant au-devant de ses désirs, rencontra sa main qu’il saisit fortement. Elle ne répondit point à son étreinte, mais elle ne retira