Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/641

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« C’est aux montagnes de rester à leur place ; le devoir des hommes est d’aller les uns vers les autres. » Celui qui se croyait ainsi obligé de dire son nom avant de lier connaissance avec un voyageur est certainement l’un des plus nobles proscrits que la Sibérie ait emprisonné dans ses glaces. M. Erman, presque toujours si indifférent pour ces infortunes politiques, ou du moins si disposé à dissimuler les misères des condamnés et à justifier le gouvernement russe, M. Erman ne cache pas cette fois la vénération que lui inspire le fier exilé. Il décrit avec enthousiasme ce caractère impétueux et chevaleresque, cette juvénile ardeur que la souffrance n’a pu briser, cette sorte d’allégresse naturelle qui survit encore à la perte des illusions. Ce Bestuchef est de la race des hommes nés pour le commandement. Tous ceux qui se sont trouvés avec lui ont subi l’ascendant de sa supériorité ; M. Erman aussi est sous le charme, et ce vaillant homme, sous l’accoutrement du paysan jakoute, lui rappelle l’héroïque Mazeppa.

Alexandre Bestuchef, lieutenant au corps du génie et fils d’un des généraux les plus estimés de l’armée russe, a été une des victimes de l’insurrection du 14 décembre 1825, comme le colonel de Muravief. Seulement M. de Muravief, innocent de toute participation à la révolte, avait depuis longtemps rompu les liens qui l’attachaient à la jeune phalange de la noblesse libérale ; Bestuchef au contraire, un des principaux chefs du complot, mit la main à tous les préparatifs qui devaient en assurer le succès, et, le signal donné, paya audacieusement de sa personne. L’ardent jeune homme croyait à la transformation libérale de la Russie. Plusieurs des conjurés ne s’étaient associés à cette terrible entreprise que dans des vues d’ambition personnelle et s’imaginaient travailler à je ne sais quelle révolution de palais ; Bestuchef avait l’œil sur eux, il devait s’emparer de leurs personnes le soir même de la victoire. La plupart des complices ayant des emplois dans l’armée, on avait calculé que les troupes placées sous leurs ordres au jour fixé s’élèveraient à dix mille hommes. Cette espérance fut déçue ; il n’y eut guère que cinq mille hommes prêts à les suivre. Nul ne se découragea, et cette circonstance, qui pouvait faire reculer les plus braves, ne fit que redoubler leur audace. Ils résolurent d’enlever par la parole des régimens qui ne les connaissaient pas et sur lesquels ils n’avaient pas d’action. C’est ainsi que, dans la matinée du 14, au moment où l’insurrection éclatait, Bestuchef fut envoyé à la caserne du régiment de Moscou. Il parut devant les troupes, ardent, inspiré, avec une éloquence de feu, trouvant de ces paroles qui enivrent, et faisant vibrer l’orgueil russe. Les officiers s’opposent en vain à la révolte ; cinq régimens se précipitent sur leurs fusils, se rangent en ordre de bataille,