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sont obstinés à réclamer la limitation de la flotte russe, les cabinets de Londres et de Paris ont voulu donner le change à l’opinion publique de l’Europe, en représentant comme une nécessité générale ce qui n’était qu’une exigence réelle ou supposée de leur politique de circonstance… — Nous n’irons pas plus loin dans cette analyse. Il y a dans ces paroles d’un homme distingué des confusions singulières bien des fois dissipées, et qui ne restent pas moins encore maintenant l’artifice à l’aide duquel la diplomatie russe s’efforce de gagner des adhésions en Allemagne. On dirait d’après cela que dans cette malheureuse guerre c’est l’Occident qui est l’agresseur, tandis que la Russie s’est vue réduite à défendre son indépendance menacée. C’est tout simplement oublier comment la guerre a commencé, comment les principautés ont été envahies, comment la politique tout entière de la Russie a pris son vrai sens par la divulgation des vues de l’empereur Nicolas sur l’Orient. Or, la guerre une fois acceptée par l’Occident, et elle ne pouvait point ne pas l’être, quel autre moyen restait-il à l’Angleterre et à la France que de chercher les conditions d’une paix moins précaire, moins livrée au caprice d’une grande ambition ? Ce n’était point une agression de leur part, c’était un acte de défense publique, et même encore aujourd’hui la guerre n’a point d’autre caractère ; seulement elle a dû créer des nécessités nouvelles et redoubler de gravité en proportion de la résistance de la Russie.

Quand on dit que la France et l’Angleterre, dans la paix qu’elles sont disposées à conclure, cherchent avant tout une satisfaction pour leurs susceptibilités et leur fierté nationale, parle-t-on sérieusement ?… Ne seraient-ce point là aussi apparemment des élémens de la politique ? Est-ce que le poids des sacrifices accomplis ne pèse point dans la balance des résolutions des cabinets ? En définitive cependant ici n’est point le mobile des puissances occidentales. Elles ne ressentent pour leur part aucune animosité nationale à l’égard de la Russie ; elles n’éprouvent pas le besoin d’une stérile victoire de plus. Pour elles, la lutte actuelle est une guerre toute politique, qui n’aurait aucun sens, qui ne serait qu’un sanglant caprice, si elle ne devait aboutir à cette condition invariable posée dès le premier jour : la cessation de la prépondérance russe en Orient. De là est né le projet de limitation des forces navales du tsar dans la Mer-Noire, projet qui n’est nullement une simple satisfaction d’amour-propre, qui est au contraire l’expression réfléchie d’une nécessité politique. — Mais, objecte-t-on, d’un côté, la Russie ne menace point Constantinople, et dès lors cette condition est gratuitement humiliante ; — de l’autre, le cabinet de Pétersbourg a fait toutes les concessions compatibles avec sa dignité pour arriver au but que se sont proposé les puissances occidentales. — Qu’y a-t-il d’exact dans ces assertions ? Si l’on parle d’une conquête matérielle et immédiate de Constantinople, il se peut en effet que la Russie en comprenne l’impossibilité. Seulement on restreint d’une façon singulière, il nous semble, la pensée des puissances occidentales, quand on place uniquement la question dans la capitale du Bosphore. Il s’agit d’une bien autre conquête, de cette conquête morale, dont parlait M. de Nesselrode il y a vingt-cinq ans déjà, qui consiste à envelopper de tous côtés l’Orient, à prendre des clés de position, suivant le langage du chancelier de Russie, à tenir l’existence de l’empire ottoman à la merci des tsars,