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faiseurs de systèmes, la foule, toujours absorbée par les travaux que lui imposent ses besoins de chaque jour, n’aura jamais assez de loisirs et d’indépendance d’esprit pour s’élever à la hauteur de la politique des états. Heureuses les nations qui renferment dans leur sein des classes supérieures consacrées par le temps et les services rendus ! Partout où ces classes, plus ou moins nombreuses, plus ou moins privilégiées, qui représentent la tradition, c’est-à-dire la conscience des corps politiques, n’existent pas, la foule besoigneuse, livrée à la mobilité de ses instincts, est bientôt la proie d’un despote ou d’un conquérant. Voyez la Grèce et ses fragiles démocraties tombant sous le joug de Philippe, d’Alexandre et de ses successeurs, pour devenir ensuite une province, une sorte de hochet de la grandeur romaine ! Et cette Rome si fière et si forte, qu’est-elle devenue, à son tour, après la chute de son patriciat ? Elle a donné le jour à une succession de monstres qui ont effrayé l’humanité et soulevé contre ce colosse d’iniquités la justice du genre humain. Le christianisme, pour avoir adouci le fond de notre nature par une morale plus parfaite, n’a pu détruire les passions qui nous agitent et les conséquences qui en résultent. L’église a eu ses Borgia ; l’Italie, comme la Grèce, a eu des révolutions incessantes qui l’ont conduite à sa perte, et nous voyons aujourd’hui la France en proie à des convulsions qui menacent le repos du monde. L’Angleterre est, après Venise, le seul pays de l’Europe où une aristocratie forte préside aux destinées de la nation et lui conserve son indépendance et sa liberté. Je ne me fais aucune illusion sur les dangers qui menacent ma patrie ; tu sais, abbé, qu’il y a longtemps que je suis préoccupé des funestes doctrines qui agitent les esprits, et dont la France est déjà la victime. Je dirai avec un grand citoyen qui a voulu sauver la république romaine contre les démocrates de son temps : Mihi nihil unquam populare placuit ! Et il avait bien raison de craindre le règne populaire, cet éloquent défenseur du patriarcat et de la liberté, deux choses qui sont toujours inséparables, puisqu’il devait payer de sa tête l’honneur d’avoir prévu et combattu l’avènement du magnonime Auguste, comme le qualifient les lâches sophistes aux gages des césars. Quelle que soit l’issue de la lutte où l’esprit humain est engagé, la noblesse vénitienne aura fait son devoir. Si les passions aveugles qu’on suscite contre sa domination légitime triomphent, elle entraînera dans sa chute la république qu’elle a fondée, et qui, depuis quatorze cents ans qu’elle existe, n’a pas vu un étranger troubler l’eau de ses lagunes.

« Dans quelques jours, ajouta le sénateur en se tournant vers Lorenzo, vous partirez pour Padoue. Vous y achèverez vos études et prendrez vos degrés universitaires, complément indispensable à