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l’éducation d’un noble vénitien. Rappelez-vous seulement que les lettres doivent servir d’ornement à l’esprit, de nourriture à l’âme pour l’aider à supporter dignement les épreuves de la vie, mais ne jamais devenir une profession. Elles vous serviront à bien remplir les emplois que la république pourra vous confier, mais il ne convient pas qu’un homme destiné au commandement fasse étalage de prétentions littéraires. Vous pourrez écrire des rapports comme ceux de nos ambassadeurs, qui sont des modèles d’observation et de sagacité politique, élucider quelques points de droit et d’administration publique, aborder même l’histoire, si vos connaissances vous le permettent, ou bien vous élever à des considérations d’un ordre supérieur ayant pour objet la morale, la religion (mais non pas la théologie), ou la police des états. Toutefois gardez-vous des vaines spéculations dont on est si prodigue dans ce temps-ci; tenez-vous toujours près des faits positifs, qui sont plus compliqués et plus difficiles à comprendre que ne se l’imaginent les inventeurs de systèmes. La vie est un roman bien autrement incidente que les fictions des poètes! Puisque vous appartenez à cette minorité intelligente et libre contre laquelle s’élèvent tant de clameurs, ayez le courage d’en défendre les intérêts et d’en remplir les devoirs, dont le premier de tous est de se dévouer au bien de l’état. Ce que je fais aujourd’hui pour vous est bien moins de ma part un acte de générosité banal qu’un service que je crois rendre à mon pays en lui procurant un serviteur fidèle, plus jeune que moi. Dans tous les temps, l’aristocratie vénitienne a eu la sage prévoyance de réparer ses forces appauvries en s’infusant un sang plus généreux. Vous trouverez dans les annales de ma famille plus d’un exemple de pareilles adoptions, qui ont accru son influence dans la république. Aussi je ne saurais trop vous recommander d’étudier à fond l’histoire de notre pays et de vous pénétrer de l’esprit de la noblesse vénitienne, dont le patriotisme a toujours été la vertu dominante. Elle a tout subordonné au salut de l’état, jusqu’à la religion, comme vous pouvez vous en convaincre par ce proverbe, qui résume sa politique :

Siamo Veneziani, e poi cristiani. »

Après cette exhortation, prononcée d’une voix grave, le sénateur se leva et dit à Beata : — Ma fille, donnez la main au chevalier Sarti.

Étourdie par ces paroles, qui semblaient sanctionner le choix de son cœur, Beata s’avança un peu gauchement vers Lorenzo et lui tendit la main avec une cordialité affectueuse accompagnée d’un sourire enchanteur.