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c’est là ce qui le recommande particulièrement à l’attention du lecteur européen. Ce livre que tout le monde comprend, qui se fait lire sans effort, n’en reste pas moins une œuvre essentiellement indienne ; son histoire, fort courte à retracer, prouve qu’il a pris naissance sur les bords du Gange, et qu’il est sorti du sein même de la civilisation brahmanique.

Dans l’Inde, où l’homme vit face à face avec la nature et en un commerce familier avec tous les animaux de la création, il y eut, comme dans les autres sociétés primitives, des récits légendaires dont les bêtes étaient les véritables héros, et qui se racontaient au bord des étangs, à l’ombre des grands arbres. Les brahmanes occupés d’études philosophiques et spéculatives, les poètes appliqués à recueillir les traditions épiques, ne songèrent point d’abord à réunir en faisceau ces simples fables, ces petits contes populaires, qui se transmettaient de génération en génération. Cependant quelques recueils d’apologues furent rédigés et circulèrent dans l’Inde centrale avant l’ère chrétienne, mais on en a perdu les traces, et le nom des auteurs ne nous est pas parvenu. Le plus ancien de ceux que l’on connaisse, le Pantchatantra ou les Cinq Ruses[1], paraît avoir été rédigé sous sa forme actuelle vers le Ve siècle de notre ère, par un pandit nommé Vichnou-Sarma. Dans cet ouvrage, respectable par son antiquité et très estimé des Hindous, avaient trouvé place les fables anciennes que la tradition attribue à Bidpay ou Pilpay, personnage fabuleux dont on ne connaît ni la vie ni la patrie véritable. Traduit en pehlvi (l’ancienne langue des Perses) cent ans après la rédaction de Vichnou-Sarma, le Pantchatantra fut reproduit moins littéralement en arabe au VIIIe siècle, puis dans les diverses langues de l’Asie, d’où il passa bientôt dans les idiomes de l’Europe.

Ce fut donc par suite, de l’invasion musulmane que nous arriva la connaissance de ces fables indiennes, dont les peuples de l’Occident ne soupçonnaient pas l’existence ; mais tandis que ce recueil d’apologues voyageait à travers l’Asie et l’Europe en se dénaturant ou en s’altérant dans sa forme, il en était resté dans l’Inde des manuscrits, lus avidement par les poètes et appréciés d’un peuple sensible aux charmes de la poésie autant que prompt à saisir la finesse d’une allégorie. Enfin, à une époque moins éloignée de nous, vraisemblablement vers le XIe ou le XIIe siècle (qui furent ceux de la renaissance pour l’Inde), un pandit du nom de Nârâyana, s’inspirant du Pantchatantra et puisant à d’autres sources vaguement indiquées par

  1. Traduit pour la première fois, sur les originaux indiens, par M. l’abbé Dubois en 1826.