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chef-d’œuvre il y ait, car je le répète, si le génie manque ou le talent, l’immense bruit reste sans résultat, et, quelque puissante que soit la meule, lorsqu’elle broie à vide, rien n’en sort. Paris a donné à Mme Ristori cette consécration intelligente et suprême, qui, si elle ne crée pas le talent, lui confère du moins la plus grande naturalisation qu’il puisse ambitionner. A dater de ce jour, la noble tragédienne a pris droit de cité en Europe, et son public est aussi bien à Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, qu’il est à Rome, à Turin, à Florence et à Venise : immense avantage dont ne profitera point seulement la fortune de Mme Ristori, et qui doit procurer un nouveau lustre, un nouvel épanouissement à ce talent, que les conditions naturellement restreintes où il s’était élevé, et surtout l’absence d’émulation, eussent tôt ou tard frappa d’une certaine langueur. À ce compte, le service que Paris a rendu à la tragédienne de Florence ne saurait être mis en doute. Il ne faudrait pas cependant que Mme Ristori se méprît sur les devoirs auxquels ce service l’oblige, et que la reconnaissance l’entraînât trop loin. Quitter cette admirable langue Italienne, si caressante, si fluide, si mélodieusement expressive, et dont le doux parler lui va si bien, serait de sa part la plus maladroite des ingratitudes. Les gens que les lauriers de Mme Ristori empêchent de dormir ne souhaitent in petto rien de mieux, j’en suis sûr, et à moins qu’elle ne veuille à toute force voir immédiatement se consommer sa déchéance, la tragédienne abandonnera cet absurde projet, où le naïf mirage d’un triomphe inespéré et le zèle indiscret des donneurs de conseils l’ont peut-être engagée trop avant. Qu’on offre à Mme Ristori le privilège d’occuper la salle Ventadour pendant trois mois de l’année en alternant avec la compagnie musicale italienne, c’est là une conséquence toute naturelle du succès qu’elle vient d’obtenir; mais pourquoi lui demander davantage? pourquoi chercher à la détourner de sa vraie vocation, qui est de relever aux yeux de la France et de l’Europe la gloire littéraire de son pays? L’Italie, qui l’a faite, la réclame; d’ailleurs, si les chefs-d’œuvre étrangers tentent son inspiration, rien ne l’empêche de les jouer, mais dans sa langue naturelle, armée de tous les avantages, de tout le sérieux de sa personne, en tragédienne et non en excentricité foraine !

Quand nous aurons épuisé la série si intéressante des productions dramatiques de l’école moderne italienne, quand nous en aurons fini avec ce théâtre tout récent, qui n’en veut qu’aux Sforza, aux Visconti, aux fiers héros de la chronique nationale, quels mondes nouveaux n’aurons-nous pas à parcourir avec Shakspeare! Lady Macbeth, Desdemona, Imogène, où Mme Ristori trouvera-t-elle de plus grands types, des rôles plus dignes d’exercer les éminentes facultés de son intelligence? Mlle Rachel nous a montré l’abstraction parfaite, sublimée; que Mme Ristori nous révèle la vie : elle est de la race des Siddons et des Schroeder, elle a le souffle et l’envergure ; elle et Shakspeare se comprendraient. C’est à ce point de vue surtout qu’il importe qu’elle reste Italienne. A Ventadour du moins, les épilogueurs de chefs-d’œuvre se taisent; ici, le pavillon couvre si bien la marchandise, qu’elle est de droit hors de toute discussion, ce qui ne se verrait guère au Théâtre-Français, pour peu qu’il s’agît de Shakspeare. Du reste, cette façon de coqueter avec la langue de Corneille et de Bossuet n’est point nouvelle : les plus beaux génies et les meilleurs talens s’y complaisent. Goethe en son temps ne se