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donc les Russes ont mis dans leur résistance une vigueur réelle, ils étaient merveilleusement servis par les circonstances, lis combattaient dans leur pays, avec une pleine liberté de mouvemens, avec des ressources dès longtemps accumulées. Et pourtant, malgré ces conditions favorables, à quoi sont-ils arrivés en réalité ? On pourrait dire qu’ils ont été réduits à une action négative, en ce sens qu’ils ont arrêté l’effort de nos armes, qu’ils défendent le terrain pied à pied, mais qu’ils n’ont pu rien entreprendre contre nos forces, et qu’ils n’ont jamais regagné leurs positions perdues. Ils ont une armée nombreuse qui campe à peu de distance de nos lignes ; ils n’ont point cherché à faire lever le siège, et cette armée ne sert qu’à alimenter la garnison de la ville. Quand ils ont voulu risquer un combat, ils ont été vaincus ; leurs sorties n’ont eu aucun effet décisif, et dans ce mouvement de retraite par lequel ils se replient lentement dans l’intérieur de leur ville, ils ont déjà perdu, dit-on, plus de soixante-dix mille hommes, dévorés par le feu ou les maladies. Le fait culminant de cette défense, c’est ce mouvement de retraite, héroïque à coup sûr, mais constant et accompli dans les conditions les plus propres à favoriser le succès.

Si quelque chose au contraire caractérise les opérations des armées alliées jusqu’ici, c’est une marche sûre et invincible dans la lenteur même qui lui est imposée. Ce n’est point assurément une tentative vulgaire que cette entreprise poursuivie par l’Angleterre et la France à mille lieues de leurs frontières. Qu’on songe un instant à ce qu’il a fallu pour rendre cette entreprise simplement possible, aux efforts qui ont été nécessaires pour transporter sur ce sol lointain hommes, chevaux, appareils de guerre, munitions, approvisionnemens ! Et, cette œuvre matérielle accomplie, qu’on songe à l’œuvre de nos armées depuis le jour où elles ont mis le pied en Crimée ! Dans ce travail gigantesque, les victoires elles-mêmes, quelque brillantes qu’elles soient, semblent n’être qu’un épisode : seules, réduites à leur propre impulsion, ces armées ont eu à lutter avec toutes les misères, toutes les privations, toutes les rigueurs d’un hiver terrible, et c’est dans ces conditions qu’il a fallu poursuivre une des plus colossales opérations militaires de ce siècle. Les armées alliées débarquaient en Crimée, on le sait, il y a bientôt un an ; dix mois se sont écoulés depuis qu’elles sont devant Sébastopol. Dix mois sont longs sans doute pour l’impatience occidentale, quand il s’agit d’emporter une ville qu’on a crue un moment prise par un coup de main. Il faut voir pourtant ce qui a été fait dans cet intervalle. Les armées alliées commençaient leurs travaux à huit cents toises de la place, ainsi que le dit le journal de Saint-Pétersbourg. Depuis ce jour, plus de soixante kilomètres de tranchées ont été creusés sur un sol souvent rebelle, à travers tous les accidens d’un terrain merveilleusement disposé pour la défense, et nos travaux se sont approchés successivement à moins de cent mètres de quelques-unes des principales positions ennemies. On a pu suivre de mois en mois cette série de combats héroïques par lesquels nos soldats ont enlevé les ouvrages russes et ont rejeté les assiégés dans leurs derniers retranchemens, d’où il n’ont plus tenté de sorties sérieuses. D’un autre côté, l’établissement tout entier des armées alliées au sud de Sébastopol prenait un caractère de permanence et de solidité qu’on n’avait pas songé d’abord à lui donner.