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Balaklava et Kamiesch devenaient à la fois des villes nouvelles et des positions formidables. Il y a là, on pourrait le dire, toute une portion de la Crimée entièrement enlevée à la domination russe. Ce n’est pas devant Sébastopol seulement que la guerre a eu ses résultats. Sur la côte asiatique de la Mer Noire, la forteresse d’Anapa a été évacuée par les Russes. Nos vaisseaux sont entrés dans la mer d’Azof et sont allés jusqu’à Taganrog. Récemment encore la ville de Genitschi, au sommet de la flèche d’Arabat, avait à subir un nouveau bombardement, et il se poursuit une série d’opérations pour aller atteindre la Russie jusque dans la Mer-Putride, pour couper ses communications et détruire ses approvisionnemens. Une garnison alliée campe dans Iéni-Kalé et tient les clés du détroit de Kertch. Dans toutes leurs opérations, les alliés ont pu marcher avec lenteur, parce qu’ils avaient d’immenses obstacles à vaincre ; ils n’ont jamais reculé. Le terrain une fois conquis, ils ne l’ont plus cédé ; les Russes n’ont pu même reprendre Eupatoria, défendue par les Turcs. Cette marche progressive et invincible apparaît surtout devant Sébastopol, où l’ensemble de nos travaux resserre et enlace de plus en plus chaque jour la partie méridionale de la ville.

Ainsi la Mer-Noire et la mer d’Azof livrées à notre pavillon, Iéni-Kalé au pouvoir d’une garnison alliée, la Crimée envahie de toutes parts, Eupatoria occupée par les Turcs, Kamiesch et Balaklava devenus des ports français et anglais, Sébastopol enfermé dans un cercle de fer et de feu qui se resserre sans cesse, nos armées campant sur la Tchernaïa sans être inquiétées et attendant l’heure de livrer bataille, voilà la position où la guerre a conduit les alliés. Le dénoûment peut se faire attendre encore ; il peut y avoir des alternatives diverses ; l’opiniâtreté russe pourra multiplier les obstacles et défendre Sébastopol pierre par pierre, comme le dit le journal de Saint-Pétersbourg. Le résultat cependant, il est permis de le croire, est écrit dans cette série de travaux qui ont été accomplis, et qui ont marché sans dévier vers le but jusqu’à présent. À vrai dire, le publiciste de Saint-Pétersbourg qui a soulevé cette étrange question énumère des difficultés encore plus que des impossibilités, et l’héroïsme surmonte les difficultés, même quelquefois les impossibilités. Le journal russe dit que les alliés ont laissé passer l’occasion favorable de prendre plus aisément Sébastopol. Conjecture pour conjecture, on peut répondre que la Russie a laissé passer une occasion bien autrement favorable de faire la paix. Elle a laissé passer ce moment à Vienne, en refusant de souscrire aux conditions proposées par les plénipotentiaires de l’Europe Il y avait sans doute pour elle dans cette paix une certaine déception diplomatique. Elle était contrainte de renoncer à des traités, à des privilèges de protectorat chèrement conquis. En un mot, des prétentions du prince Menchikof à la paix proposée, il y avait évidemment une retraite ; mais cette paix, conclue alors, sauvait Sébastopol : elle offrait au monde le spectacle, dangereux peut-être, de deux puissances comme la France et l’Angleterre se rembarquant après avoir attaque une ville sans la prendre. Quelle efficacité aurait eue dans la pratique la limitation de la flotte russe dans la Mer-Noire ? Nul ne peut le dire. Ce qui est certain, c’est que la force militaire de la Russie sortait intacte de cette épreuve et conservait son prestige aux yeux de l’Orient. Sébastopol n’aurait point été pris par les armées des deux