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simples du monde, comme l’évidence et la vérité mêmes. C’étaient des applications perpétuelles de l’algèbre et de la physique à la théologie ; c’étaient des équations et des cercles, des ellipses et des paraboles, des miroirs, des foyers, des rayons, et je ne sais combien d’autres symboles ingénieux dont il se servait pour figurer les mystères les plus profonds de la nature, j)Our adoucir et simplifier les dogmes les plus redoutables de la religion, tout cela avec une hardiesse de spéculation, une sincérité de christianisme, une subtilité d’analyse, une chaleur de cœur, un éclat d’imagination, une exaltation, une finesse et une candeur surprenantes. On sentait tour à tour en l’écoutant le polytechnicien, l’incrédule converti, le prêtre, le savant, le mystique, et par-dessus tout l’homme d’esprit.

Malgré une réunion si attachante de qualités rares, M. l’abbé Gratry n’eut à l’École normale qu’un demi-succès. L’ardeur de ses convictions, les grâces de sa parole, les ressources de sa dialectique, plaisaient infiniment à cette jeunesse choisie, mais le mélange du mysticisme et de l’algèbre la tenait en défiance. Les géomètres trouvaient l’abbé Gratry peu exact et trop exalté ; aux esprits littéraires, il semblait trop abstrait, trop hérissé de formules. On écoutait, on admirait, on souriait, on n’adhérait pas.

Ce fut seulement en 1851 que le nom de M. l’abbé Gratry sortit de l’obscurité. Un de ses collègues de l’École normale, ardent philosophe autant qu’homme sincère, M. Vacherot, venait de terminer une savante histoire de l’école d’Alexandrie. À tort ou à raison, M. l’abbé Gratry crut apercevoir dans cet ouvrage certaines traces de la doctrine de Hegel, et comme à ses yeux l’hégélianisme est la grande maladie intellectuelle du temps, sa tête s’échauffa, et il se persuada qu’ayant charge d’âmes à l’École normale, le zèle de la maison du Seigneur lui faisait un devoir de signaler publiquement l’erreur et le péril. Nous ne jugeons pas cette polémique fâcheuse, qui amena la destitution d’un homme excellent et la démission de l’agresseur, mais il est certain qu’elle révéla dans M. l’abbé Gratry un dialecticien habile, un écrivain plein de feu, et qu’en l’éloignant de l’Université, elle lui ouvrit une carrière nouvelle, mieux appropriée à son ardeur et à ses talens. L’Oratoire venait de renaître par l’heureuse initiative d’un homme que le cardinal de Bérulle aurait aimé, M. l’abbé Pétetot. Quel asile meilleur qu’une congrégation libre et savante pour un esprit de la trempe de M. Gratry, nature rêveuse et inquiète qui a besoin de solitude et de silence, de discipline et de loisir ! Aussi l’Oratoire lui a porté bonheur, et le premier fruit de ses études solitaires a été un remarquable essai de philosophie religieuse, qui a partagé, avec le livre du Devoir de M. Jules Simon, les couronnes de l’Académie française.