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Mais dans la pensée du père Gratry, le traité de la Connaissance de Dieu n’est qu’une sorte de préambule. La grande idée, l’idée nouvelle et féconde, qui est sa conquête, n’a pu y être qu’indiquée, et encore n’a-t-elle pas été comprise. Pour la mettre dans tout son jour, pour lui donner les vastes développemens qu’elle comporte, il fallait un ouvrage exprès. La Logique, récemment publiée par le père Gratry, est cet ouvrage.


II.

La Logique, pourquoi ce titre sévère et peu attrayant ? Il y a un secret là-dessous, c’est que le dernier grand philosophe de l’Allemagne, Hegel, a entrepris de ramener tous les problèmes de la métaphysique à un enchaînement de concepts abstraits, de manière à transformer en logique la théodicée elle-même. Or la pensée favorite du père Gratry, on pourrait dire son idée fixe, c’est de renverser l’hégélianisme. La logique de Hegel a fait le mal ; c’est à la logique nouvelle de le guérir.

Quelle est donc cette entreprise extraordinaire qui doit régénérer la philosophie et l’esprit humain ? Le père Gratry en a conçu l’idée en méditant sur le mal qui travaille la société intellectuelle de notre temps : c’est d’abord le divorce des sciences et de la philosophie, c’est ensuite et surtout le divorce de la philosophie et de la religion. D’où vient ce double mal ? Il est l’ouvrage du siècle dernier.

Le XVIIe siècle, voilà l’âge d’or de la pensée. Toutes les sciences marchaient unies dans un accord majestueux sous la direction suprême de la philosophie. Le père de la métaphysique moderne, Descartes, est le premier géomètre et le premier physicien de son temps. Newton lui-même ne vient qu’au second rang, parce que Newton est moins philosophe. Et remarquez que ces deux puissants esprits sont des hommes profondément religieux, des chrétiens convaincus. Comme eux grand philosophe et grand mathématicien, Leibnitz n’est pas seulement un homme religieux, c’est un grand théologien, capable d’entrer en lice avec l’auteur de l’Histoire des Variations. À leur tour, les théologiens sont philosophes. Il suffit de citer Bossuet, Fénelon, Arnaud, et ce noble personnage qui répond si bien à l’idéal du père Gratry, le père Malebranche, l’honneur de l’Oratoire, à la fois géomètre, philosophe et théologien.

Le XVIIIe siècle a détruit cette admirable économie. Il a rompu le faisceau, et en divisant tout, il a tout affaibli. La philosophie a déclaré la guerre au christianisme, et dès ce moment elle a perdu le principe de vie. La voilà devenue étrangère au sentiment religieux, niant l’infini, l’idéal, l’invisible, et s’emprisonnant dans le fini.