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levier imparfait, la raison, elle veut soulever le poids de l’infini : chimère, folie, contradiction !

Telle est la grande objection des hommes exacts et positifs. C’est la raison de leur dédain de la philosophie, c’est la source de leur matérialisme ou de leur incrédulité, c’est en un mot le principe de dissolution, de stérilité et de mort caché sous le faux éclat et la trompeuse fécondité des sciences physiques et mathématiques.

Eh bien ! le père Gratry s’adresse aux physiciens et aux géomètres, et il leur dit : Vos sciences, si exactes et si positives, n’existent qu’à une condition : c’est d’employer sans cesse, à chaque théorème, à chaque expérience, ce même procédé qui vous semble chimérique et impuissant entre les mains des philosophes. Vous, physicien, vous ne feriez point un pas dans la découverte des lois de la nature sans l’induction. Or l’induction bien examinée, l’induction ramenée à ses conditions essentielles, l’induction consiste à passer du fini à l’infini. Vous, géomètre, vous avez, j’en conviens, dans le calcul ordinaire un instrument admirable ; mais les mathématiques eussent-elles pris le magnifique développement dont elles sont justement fières, si elles étaient restées dans le domaine du fini ? Ce qui leur a donné l’essor, c’est le calcul infinitésimal, qui consiste encore à passer du fini à l’infini. C’est donc en vain, géomètres, physiciens, chimistes, que vous cherchez à vous réduire au fini. L’infini vous domine et vous envahit de toutes parts. Tandis que vous croyez en faire abstraction, il pénètre dans vos calculs en dépit de vous, et si, sachant ce que vous faites, vous parvenez à l’écarter en effet, vous vous condamnez à l’empirisme, que dis-je ? au scepticisme absolu. Vos lois de la nature, vos théorèmes, vos méthodes, tout s’écroule à l’instant. Vous avez voulu chasser Dieu de la nature, la nature elle-même vous échappe ; elle a perdu ses lois, elle n’est plus qu’un chaos au sein duquel s’agite une raison qui a brisé ses ailes et qui se dévore elle-même.

Il faut donc en revenir aux conditions essentielles de la science, aux lois primordiales de la raison, à la vérité des choses. Or la vérité, c’est que les sciences et la philosophie sont sœurs. Procédé inductif, procédé infinitésimal, procédé métaphysique, tout cela n’est qu’un seul et même instrument, une seule et même loi de la raison, qui s’élève par un élan irrésistible du fini à l’infini, de la nature à Dieu.

Voilà la découverte du père Gratry. Grâce à elle, il se flatte de ramener les savans à la philosophie, et, cela fait, il se charge de conduire sans effort les savans et les philosophes à la religion, c’est-à-dire au christianisme. Que donne en effet la philosophie pure appuyée sur les sciences purement humaines ? Elle conduit jusqu’à Dieu, c’est sa grandeur ; mais quel est ce Dieu des purs philosophes, le Dieu des