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l’imagination, n’êtes-vous pas libre de le doubler, de le tripler, de le multiplier à votre gré ? Vous touchez à la conception de Leibnitz, à l’idée de l’infiniment petit.

S’il est vrai que notre polygone tende à s’identifier avec le cercle et qu’il y tende d’une manière indéfinie, il s’ensuit que concevoir un cercle comme un polygone composé d’un nombre immense de côtés, c’est sans doute commettre une erreur, mais une erreur qu’il est possible de réduire autant qu’on le voudra. Il suffit pour cela de faire croître le nombre des côtés. À mesure que ce nombre se multiplie et tend, pour ainsi parler, à être infini, l’assimilation du cercle au polygone est une erreur qui diminue et qui tend pour ainsi dire à être nulle ou égale à zéro. Voilà l’origine très simple de ces deux signes de l’algèbre auxquels on prête quelquefois un air mystérieux et cabalistique, l’infini et zéro (∞, 0) ; voilà la notion de l’infiniment grand et de l’infiniment petit.

On peut, je crois, comprendre maintenant ce que les mathématiciens veulent dire quand ils définissent le cercle : un polygone d’un nombre infini de côtés infiniment petits. Cela ne signifie pas qu’un cercle puisse jamais être un polygone ; il y aurait contradiction. Cela signifie que l’assimilation d’un cercle à un polygone renferme une erreur qu’on peut rendre aussi petite qu’on voudra. Cela ne veut pas dire non plus qu’il y ait dans la nature, ni qu’il puisse y avoir des polygones dont le nombre des côtés soit infiniment grand, et la grandeur des côtés infiniment petite. Cela veut dire que le nombre des côtés peut être rendu aussi grand qu’on voudra, la grandeur de ces côtés aussi petite qu’on voudra, et l’assimilation d’un tel polygone à un cercle aussi voisine qu’on voudra de la vérité.

Si je ne me trompe, ces idées sont claires et distinctes. On me demandera à quoi servent toutes ces abstractions ? Je réponds avec Leibnitz : à simplifier les problèmes en les transformant[1]. Nous venons de voir comment on peut ramener le problème du cercle au problème du polygone. Eh bien ! généralisez cette idée, et vous comprendrez l’avantage immense qu’il peut y avoir, quand on a affaire à une courbe rebelle, à la ramener de force en quelque façon à une ligne plus docile et à la réduire peu à peu à une loi où elle semblait se soustraire.

  1. Leibnitz, dans une de ses lettres à Oldenburg (voyez le Commercium epistolicum publié par la Société royale de Londres, 24 août 1676, s’exprime ainsi : « Mercator a trouvé le moyen de carrer la surface des courbes dont l’ordonnée est exprimée rationnellement en fonction de l’abscisse : il nous a appris à réduire ces expressions en séries par la division, et Newton nous a enseigné à faire la même chose pour les expressions radicales. Maintenant j’ai trouvé une méthode des transmutations au moyen de laquelle on peut ramener toutes les courbes à des cas simples. »