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Ce n’est là cependant, je me hâte de le déclarer, qu’une idée très incomplète de tout ce qu’il y a de profondément ingénieux dans la conception de Leibnitz, et il faut renoncer à décrire la méthode qu’il a inventée soit pour décomposer les différentes grandeurs finies en élémens infiniment petits, soit pour revenir de ces élémens aux grandeurs finies. Il y a là des miracles de combinaison, des prodiges de calcul qui expliquent la fécondité prodigieuse de la découverte dont Leibnitz et Newton se sont disputé la gloire, et qui a porté l’art du calcul à son plus haut degré de perfection.

Mais le seul point qui nous importe, c’est de savoir si ce mouvement alternatif du fini à l’infiniment petit et de l’infiniment petit au fini, qui constitue le calcul infinitésimal, peut être assimilé, comme l’assure le père Gratry, à la méthode qu’emploient les métaphysiciens pour démontrer l’existence et les attributs de Dieu.

Quel rapport y a-t-il entre ces combinaisons des mathématiciens, si abstraites, si artificielles, si raffinées, si étrangères à la foule des esprits, et ce mouvement simple et irrésistible qui élève la pensée de tous les hommes du spectacle de la nature réelle à la pensée d’un créateur ?

Le père Gratry voit ici, je ne dis pas une analogie lointaine, je ne dis pas une ressemblance, mais une absolue identité. Rien n’est plus étrange que cette thèse. Nous avons relu l’ouvrage pour nous assurer que nous ne nous étions pas mépris. Nous avons consulté des hommes spéciaux, et parmi eux des esprits éminens. Aucun n’a pu s’expliquer une assimilation si extraordinaire. Évidemment le père Gratry est ici abusé par ses intentions. Il veut ramener les mathématiciens à la métaphysique : c’est un dessein digne d’un esprit élevé ; il cherche partout des raisons de bon accord, et il y en a en foule ; mais, emporté par le démon de l’analogie, le père Gratry voit des identités où il n’y en a pas, et comme il arrive à nos yeux quand ils ont trop fixé une certaine couleur, son esprit, à force de voir des analogies, a perdu le sentiment des différences.

La première illusion à signaler, c’est celle que produisent les mots. On parle du calcul infinitésimal, de l’infiniment petit, de l’infiniment grand ; chacun dit, après Fontenelle, que l’esprit humain a fait entrer l’infini dans ses combinaisons, que Newton et Leibnitz ont soumis l’infini au calcul. — Ces mots sont innocens, pourvu qu’on les entende.

L’infiniment petit des mathématiques est un infini, si l’on veut ; mais c’est un infini de petitesse, et il ne faut pas oublier que cet infini peut être assimilé à zéro sans aucune erreur assignable. Si le père Gratry avait fait cette simple remarque, aurait-il identifié, aurait-il seulement comparé la notion de l’infiniment petit avec la plus