Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/954

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hardi voyage ? Bien peu de chose en vérité : un déguisement chinois, les cheveux rasés à la façon des Mandchoux et quelques mots du langage populaire. « Nous-mêmes, dit M. Hansteen, si nous avions voulu nous raser la tête et prendre le costume des Kirghises, ils nous eût été facile, maintes personnes nous l’affirmaient, d’arriver sans encombre jusqu’au Thibet et même jusqu’aux Indes orientales. » Voilà pour la Russie une nouvelle route vers les possessions anglaises, et ce sont les marchands déguisés de la Sibérie qui en marquent secrètement les étapes. Ces marchands, à coup sûr, n’ont pas de si grands projets, l’intérêt seul les attire, car il paraît que ce commerce avec le Thibet est pour eux une source de bénéfices immenses ; il en est, assure M. Hansteen, qui réussissent à y gagner cinq cents pour cent. Mais qu’importent les motifs ? les Russo-Sibériens vont en Chine entraînés par l’appât du gain, les barbares de la Tartarie et du Thibet se laissent aisément séduire aux douceurs de la civilisation, et la Providence, ici comme partout, se sert des plus vulgaires penchans de l’humanité pour accomplir son œuvre.

Ainsi, tandis que les Américains, les Anglais, les Français, s’efforcent de briser la barrière de la Chine du côté de l’Océan-Pacifique, les Russes ont déjà des relations régulières avec l’intérieur du pays. L’indolence et la bonne volonté des Chinois de Maimatchin contribuent autant à ce résultat que les ruses des négocians de Kiachta. M. Hansteen nous donne un tableau très divertissant de l’exactitude avec laquelle les Chinois de. la frontière font le service des forteresses et des redoutes. Sur les bords de l’Irtisch, à l’endroit où le fleuve, coulant du sud au nord, sort du Céleste-Empire et entre en Sibérie, à trente-six verstes environ de Semipalatinsk, s’élève la petite ville de Buchtarminsk avec sa forteresse. Deux stations militaires sont là, sur la ligne même qui sépare la Russie de la Chine, celle du nord occupée par les Russes, celle du sud par les Chinois. Tant que dure la belle saison, les Chinois sont à leurs postes, le sabre au côté et le fusil sur l’épaule ; mais dès que l’automne s’avance, dès que les premiers froids, avant-coureurs de l’hiver, annoncent les neiges prochaines, les gardiens du Céleste-Empire s’en vont tout simplement confier leurs munitions et leurs armes à la station des Russo-Sibériens. Leurs affaires ainsi réglées, ils partent sans soucis pour les provinces du sud. Le jour où le printemps les ramènera, ils retrouveront leurs armes chez les fidèles dépositaires, et recommenceront gravement le service interrompu. « Nous autres civilisés, s’écrie M. Hansteen avec un demi-sourire, nous ne connaissons pas cette confiance ingénue ; nous sommes forcés de nous surveiller, de nous épier les uns les autres, armés jusqu’aux dents et l’œil toujours fixé sur le moindre mouvement de nos voisins. »