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même devoir, et leurs adieux, il faut le confesser, furent bien autrement expressifs que les nôtres. Au lieu de prodiguer comme nous de vaines paroles et de vains regrets, ces braves gens passèrent leurs bras autour du cou des chevaux, — chacun s’attachant surtout au cheval qui l’avait porté, — et ils les embrassaient, ils les caressaient aussi tendrement, aussi affectueusement que s’ils avaient eu affaire à des créatures de même race. Tout n’était pas encore terminé. Un des Jakoutes, nous voyant imiter leur exemple, vint à moi, mit la main sur mon épaule, et prononça quelques mots que je ne compris pas. Alors, levant le bras droit et montrant le ciel, il prononça le mot Togarra, qui signifie Dieu dans la langue des Jakoutes ; puis, avec une expression de sympathie morale telle que je n’en ai jamais vu de plus belle sur les traits de l’homme le plus affectueux, il essaya de m’expliquer ses paroles. Je pouvais bien deviner à peu près le sentiment général qui l’inspirait, mais je ne réussissais pas à le comprendre distinctement. Voyant cela, il reprit encore son explication, et ce fut cette fois sous une forme que l’esprit le moins pénétrant n’eût pas manqué de saisir. Il répéta la même phrase, mit la main sur mon épaule, sur la sienne, sur celle du cheval, et montra du doigt la voûte céleste. Il était évident qu’il disait : Nous sommes tous les trois les enfans d’un même père, et nous devons être bons et affectueux les uns envers les autres. »


On a dit souvent qu’il y a un christianisme naturel indépendant des dogmes et des églises, non pas seulement le christianisme de ces âmes supérieures qui ont su s’élever sans le secours de la révélation aux plus hautes sublimités du monde moral, non pas seulement le christianisme de Platon et de Virgile, mais celui des simples d’esprit ; ce christianisme-là, M. Erman et M. Hill l’ont rencontré plus d’une fois chez les Jakoutes. De tels hommes n’étaient-ils pas bien préparés à comprendre l’Évangile ? Nous flétrissons la cruauté des hommes qui persécutent les catholiques de Pologne et les protestans des provinces baltiques ; la justice veut que nous signalions l’humanité des Russes dans leurs rapports avec les tribus de la Sibérie. Rappelez-vous les Espagnols du XVIe siècle portant le christianisme chez les Indiens ; la croix, comme un symbole de haine, s’avance entourée de glaives sanglans, et d’innocentes peuplades sont exterminées au nom de celui qui est venu sauver les hommes. Les Russo-Sibériens au contraire attirent les sauvages à la civilisation ; ils les traitent comme des frères plus jeunes, ils leur prennent la main et les conduisent ; puis un beau jour, quand ils croient l’heure propice pour cette transformation, ils déclarent que ces idolâtres sont admis dans le sein de la religion de Jésus-Christ. C’est ce qui est arrivé pour les Jakoutes. À coup sûr, cette façon de convertir les gens sans les prévenir a quelque chose de singulier et de bouffon ; qui ne préférera pourtant ces procédés sommaires aux odieuses croisades de l’Amérique ? Un jour donc, — M. Hill, à qui j’emprunte ces détails, ne dit pas si ce fut sous le règne d’Alexandre ou de Nicolas, mais le fait, malgré l’absence