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cependant le style de la Joconde me parait encore supérieur à l’action. Je n’ai retenu qu’une phrase, mais elle suffit pour donner la mesure du reste, et je la cite textuellement : « Comment échapper aux déchiremens d’une situation sans issue ? » Ces paroles mémorables sont-elles prononcées par M. de Guitré ou par la Joconde ? Vraiment je ne saurais le dire. La splendeur incomparable de cette phrase m’a tellement ébloui, que j’ai oublié le nom du personnage qui la récitait. Ravi en extase par l’heureuse alliance de toutes ces belles images, j’ai oublié l’action pour ne songer qu’à ce miraculeux emploi de la langue. Echapper aux déchiremens d’une situation sans issue ? qui donc pourrait se flatter de réaliser un tel prodige ? Je partage les angoisses du personnage, quel qu’il soit ; de tels déchiremens défient les plus hardis remèdes, les plus sages conseils. Et si l’on veut savoir pourquoi, la réponse n’est pas difficile : c’est qu’il s’agit d’une situation sans issue ! À ce dernier trait, il faut rendre les armes. La phrase que j’ai transcrite suffit pour marquer le rang littéraire de la Joconde. Écrire deux lignes de cette force est prouver assez clairement qu’on ne recule devant aucune nouveauté. Arrière les écrivains pusillanimes qui se préoccupent de l’analogie des images !

Cependant, quel que soit le mérite de la Joconde, l’intérêt de la soirée était dans le rôle de la courtisane réhabilitée confié à Mme Plessy. Malgré les applaudissemens qu’elle a obtenus, je crois qu’elle n’aurait pas dû accepter ce rôle. Quoi qu’elle fasse, quoi que puissent dire les flatteurs, le drame ne sera jamais son lot. Excellente dans le répertoire de Marivaux, incomplète, insuffisante dans le répertoire de Molière, exquise et charmante sous les traits d’Araminte, inhabile à dessiner le caractère d’Elmire, elle se fourvoie en abordant le drame. Son talent, plein de finesse, n’est pas d’assez forte complexion pour exprimer les poignantes angoisses de la passion. Plus d’une fois dans la Joconde elle a fait preuve d’une rare intelligence. Elle se tromperait pourtant si elle croyait avoir saisi, avoir rendu la vraie physionomie de ce rôle. fille a trouvé quelques accens pathétiques, et les femmes n’ont pu l’entendre sans émotion ; mais lorsqu’elle a voulu pleurer, en digne élève de Marivaux, elle a mis de la mignardise dans ses larmes. Elle a voulu sangloter, et comme l’expression de la souffrance ne lui est pas familière, elle a imité les sanglots et les soupirs étouffés de l’hystérie, croyant de bonne foi imiter les symptômes de la douleur morale. Tous ceux qui aiment le talent de Mme Plessy, et le nombre en est grand, doivent se réunir pour lui conseiller de rester dans le domaine de la comédie, et dans le coin de ce domaine où elle a obtenu ses premiers, ses plus brillans, ses plus légitimes succès. Qu’elle joue les Fausses confidences, le Legs, le Jeu de l’Amour et du Hasard, le Verre d’eau, Une