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l’analyse et la peinture des caractères, l’observation ne joue qu’un rôle secondaire. Les auteurs tiennent à se montrer spirituels beaucoup plus qu’à prouver leur pénétration. Aussi ne voyons-nous dans ce genre que des succès de courte durée. On applaudit les saillies ingénieuses ; mais personne ne retrouve dans sa mémoire les types mis en scène, et le spectateur ne désire pas revoir ce qu’il a vu.

Pour accomplir le devoir d’un historien fidèle, je suis obligé d’ajoutée que depuis quelques années les auteurs comiques, pour échapper à tout contrôle, ont imaginé de proclamer la souveraineté absolue de la fantaisie. Depuis le glorieux avènement de cette muse nouvelle, il n’est plus permis de discuter la vraisemblance d’un personnage, l’enchaînement des incidens. À toutes vos objections, l’auteur répond par la souveraineté de la fantaisie. Ce n’est pas moi qui essaierai de nier ses droits ; néanmoins je ne crois pas qu’ils aillent jusqu’à supprimer l’observation. Sans rappeler ici le procès singulier fait à la vérité au nom de la fantaisie par un professeur de Bonn, il est permis de se récrier contre les doctrines préconisées depuis quelques années. Il ne s’agit plus de mettre le Roi de Cocagnee au-dessus du Misanthrope et des Femmes Savantes ; ce n’était là qu’une préférence applaudie en Allemagne, que la France répudiait, et qui n’excitait chez nous qu’une hilarité indulgente. Depuis ce jugement capricieux, les choses ont bien marché. Molière et Legrand sont confondus dans le même oubli, le premier comme timide, le second comme prosaïque. Au nom de la fantaisie, on invente des personnages qui n’ont rien à démêler avec les lois et les habitudes de la vie commune. En assistant à la représentation des œuvres où figurent ces personnages, on peut de bonne foi se demander si l’action se passe dans la lune, car cette hypothèse, tout étrange qu’elle paraisse, est la seule manière d’expliquer leur conduite. Et non-seulement ces personnages ne relèvent pas de la réalité, mais ils déclament avec énergie contre les petits esprits qui ne reconnaissent pas la souveraineté de la fantaisie.

Je m’aperçois que je viens de commettre une lourde bévue : j’ai dit souveraineté, j’aurais dû dire sainteté, car c’est le terme employé aujourd’hui. Tout homme qui dédaigne les habitudes mesquines de la vie bourgeoise, qui, par respect pour la bonté divine, méprise les calculs de la prévoyance vulgaire, est par cela même sanctifié. Qu’il soit peintre ou musicien, sculpteur ou poète, peu importe : pourvu qu’il ait fait de l’art son unique pensée, qu’il rêve au lieu d’agir, qu’il se complaise dans la contemplation de l’idéal, s’abstienne de révéler son génie pour ne pas s’exposer à l’ingratitude de ses contemporains, il est proclamé saint. Quiconque se permet de mettre en doute son génie est un impie, ou tout au moins un ignorant. Je