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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1037

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s’en soucie ? Il s’agit d’amuser à tout prix. C’est là le but unique de l’art dramatique. Pour atteindre ce but glorieux, il ne faut reculer devant aucune entreprise, si hardie qu’elle soit. L’histoire entière d’une ville ou d’une nation satisfait à grand’peine l’avidité des spectateurs. On pourrait croire que la foule désire s’instruire, et cependant il n’en est rien. On lui offre dans une même soirée les annales de la France depuis l’invasion des Franks jusqu’à la prise de la Bastille ; mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est tout simplement un prétexte à décorations : l’art n’a rien à démêler avec ces épopées écrites pour les yeux. Et d’ailleurs, si d’aventure l’art voulait prendre part à ces folles entreprises, ne serait-il pas réduit à l’impuissance ? Quelles passions, quelles pensées pourraient trouver place dans cet immense panorama ? Le public qui se presse aux représentations de ces drames sans nom n’a pas à mes yeux plus d’importance que les enfans réunis pour voir la lanterne magique. Au lieu de monsieur le Soleil et de madame la Lune, l’auteur offre à la foule les soulevemens populaires, la ligue, la fronde, l’assemblée constituante. De quel côté se trouve le charme poétique ? Si j’avais à me prononcer, je n’hésiterais pas longtemps. J’irais de grand cœur m’asseoir au milieu des enfans. La lanterne magique vaut mieux, à mon avis, que ces panoramas qui se donnent pour historiques.

Mais à quoi bon blâmer, au nom du goût, au nom du bon sens, l’entassement de tant de siècles dans une soirée ? Ceux qui découpent les annales de notre pays ne veulent que mettre à profit le talent du costumier, le talent du décorateur ; ils n’ont pas d’autre souci. C’est une spéculation heureuse, on le dit du moins, et la question, une fois placée sur ce terrain, échappe à toute discussion. Le public s’amuse ou se désennuie, les désœuvrés tuent le temps ; souhaiter quelque chose de plus serait se méprendre sur le but que les auteurs se proposent ; aussi je croirais perdre mon temps en essayant de pénétrer le sens de pareilles œuvres. Qu’elles soient applaudies ou qu’un prompt oubli vienne en faire justice, l’art dramatique n’a rien à voir dans leur succès ou dans leur chute.

J’espère que le public, à force de chercher le plaisir à tout prix. À force de sacrifier l’émotion à la curiosité, finira par tomber dans un profond ennui. Alors peut-être, et cette épreuve n’est pas éloignée, il comprendra la nécessité de demander au théâtre autre chose qu’un pur divertissement. Il abandonnera les pièces à grand spectacle et voudra remplacer le plaisir des yeux par l’attendrissement, par l’éveil de grandes pensées. Ce jour-là sans doute, il ne pourra se défendre d’une certaine confusion ; il prendra en pitié ses admirations de la veille, mais il aura fait un grand pas dans la voie du bon sens et de la vérité. Il ne faut pas s’abuser sur l’indifférence