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de la foule pour les questions littéraires, et je ne parle pas seulement des hommes que le travail de chaque jour prive de loisir et détourne impérieusement de ces questions : ceux mêmes à qui le loisir ne manque pas laissent échapper de singuliers aveux. Écoutez-les parler dans leurs momens d’abandon. Ils vous diront sans se faire prier que Cinna les ennuie, car Cinna les oblige à penser. Les Mousquetaires et Monte-Cristo, voilà des pièces amusantes. Pourquoi Corneille, qui avait tant de talent, n’a-t-il pas travaillé dans ce goût-là ?

Qu’on ne m’accuse pourtant pas de calomnier mon temps. Il y a encore quelques esprits singuliers qui se dérobent à l’entraînement général et préfèrent Cinna aux Mousquetaires. Ils ne se comptent pas par milliers, je suis obligé de l’avouer, mais je me fie à l’ennui pour grossir leur phalange. Après tout, Cinna, qui force l’auditoire à penser, n’est pas cependant aussi fatigant qu’on veut bien le dire. Emilie, quoiqu’un peu virile, ne manque pas d’attrait ; Auguste, en discourant sur la chose publique, n’est pas trop vulgaire, et puis, quand on y met un peu de bonne volonté, on écoute sans impatience les personnages qui s’entretiennent de liberté, de dévouement. Si l’on comptait les spectateurs qui ont éprouvé le besoin de revoir les Mousquetaires, on serait peut-être étonné de leur petit nombre. C’est pourquoi, malgré les symptômes que j’ai signalés, je ne crois pas que le théâtre demeure longtemps dans l’état où nous le voyons. Le décorateur et le costumier ne cesseront pas de travailler pour les désœuvrés, mais l’émotion et la pensée finiront par devenir des délassemens ; on ne voudra plus dépenser trois heures pour ne remporter aucun souvenir. Le système dramatique appliqué depuis vingt-cinq ans a désormais révélé tous ses dangers ; on sait à quoi s’en tenir sur ses promesses. Il n’est plus permis aujourd’hui de railler les poètes du XVIIe siècle, d’égayer le lecteur en parlant de leur dédain pour la couleur locale. Nous savons ce que vaut l’érudition des railleurs.

Mais la cause la plus évidente et la plus constante de l’affaiblissement de l’art dramatique, c’est l’usage, accrédité parmi nous depuis quelques années, de remanier pour le théâtre des idées déjà produites sous la forme narrative. On découpe des romans pour faire des drames ou des comédies. Tant que cet usage ne sera pas abandonné d’une manière absolue, le théâtre n’occupera jamais qu’un rang secondaire dans notre littérature. On veut traiter la pensée comme une étoile docile qui se prête sans murmure, sans résistance à tous les coups de ciseau. On se trompe, et les hommes de bon sens ne doivent pas se lasser de le répéter. L’industrie littéraire aura beau se perfectionner, elle ne changera pas la condition de l’intelligence humaine. L’idée, à l’heure de son éclosion, appelle l’expression.