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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1043

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Préparer l’asservissement du monde par la civilisation russe, telle fut la volonté de Pierre. Son plan de conquête, si gigantesque qu’il fût, était moins chimérique cependant que son plan de civilisation. Il s’agissait d’élever brusquement le peuple le plus arriéré de l’Europe au niveau moral, intellectuel et matériel des peuples les plus avancés, et cela sans le concours d’une aristocratie forte et libre, sans l’appui d’un clergé indépendant, ou plutôt malgré les obstacles élevés par une aristocratie en dissolution et un clergé asservi. Le pouvoir absolu, le despotisme du corps et de la pensée étaient les seuls moyens d’action dont il sut disposer. Quel usage en fit-il, et quels résultats furent ainsi obtenus ? On va le voir.

Pierre commença par créer la chancellerie secrète pour la recherche des crimes d’état, procédant par la délation et la torture, véritable plagiat des inquisitions d’Espagne et de Venise. Il prescrivit la suppression des barbes et changea la coupe des vêtemens. Il appela des artistes, des savans, des ouvriers étrangers, en les soumettant à la discipline russe. Administration, fonctionnaires, tout, jusqu’aux uniformes, dut se modeler sur ce qui existait par-delà la frontière. La hache, le knout et la Sibérie firent justice de toute résistance. Qu’advint-il cependant ? Le sort des masses resta le même, car Pierre n’avait pas songé à l’améliorer. Ni le clergé ni la noblesse ne furent intéressés à favoriser leur progrès moral, et tout se borna ainsi à des réformes matérielles. Pierre ne demandait à la civilisation que de lui façonner des instrumens de domination plus simples et plus commodes. Il voulait un peuple moral, c’est-à-dire obéissant ; riche, c’est-à-dire qui pût payer beaucoup. Que l’on compare à cette étrange entreprise une autre tentative analogue à quelques égards, — celle de Charlemagne, qui avait aussi prétendu conquérir le monde et le civiliser par la seule action du pouvoir central. On comprendra ce qu’il y avait d’impossible dans l’idée de Pierre, en voyant quel fut le sort d’une conception bien plus haute que la sienne. Charlemagne avait été doué d’un des plus puissans génies et d’une des plus formes volontés qui se fussent manifestés parmi les hommes : son règne fut un des plus longs qu’on rencontre dans l’histoire. Le puissant empereur disposait de ressources matérielles immenses ; il obtint l’appui et le concours du pouvoir spirituel le plus actif, de l’institution religieuse la plus influente qui aient jamais dominé les esprits. S’il procéda quelquefois par la violence, il eut néanmoins au plus haut degré le sentiment et les instincts des grands moyens de civilisation, — la religion, la justice, l’instruction. Il ne fut pas seulement conquérant, il fut législateur, administrateur, justicier ; il fonda des tribunaux, des églises, des écoles. Charlemagne échoua cependant. Une impulsion unique lui paraissait suffisante pour assurer