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lever, des promenades, le menu des repas, les visites, les lectures. Ces instructions se terminaient par un ordre formel d’envoyer tous les dimanches à Valence un compte-rendu détaillé des faits et gestes du lieutenant.

— Ah ! c’est ainsi qu’on me traite ! dit M. Cazalis en finissant la lettre. Sergent Tistet, verse-moi un grand a erre de vin vieux. À ta santé, mon brave ! On va voir si le lieutenant Cazalis est tombé en enfance ! Tout va bien changer à la Pioline ! Trinquons !

La Zounet pleurait au fond de sa cuisine ; à travers la porte, elle entendait le choc des verres, les rires des buveurs et leurs chansons du tour de France. — Allons, je suis trop lâche, se dit-elle. Elle rentra les poings fermés, les yeux menaçans, et dans sa colère elle se mit à rappeler tous les méfaits du lieutenant depuis son arrivée à la Pioline, ses dîners, ses fêtes, la tragédie ; elle parla du renchérissement des denrées. — Eh mon Dieu ! dit-elle en finissant, puisque vous y êtes, que ne faites-vous plafonner la chambre bleue ?

— La chambre bleue sera plafonnée, répondit tranquillement M. Cazalis.

— Il ne manquerait plus que de prendre un garde !

Elle énumérait ainsi par ironie toutes les choses réputées impossibles à la Pioline. À son retour de la marine, en 1827, M. Cazalis avait voulu se donner un garde ; mais Mlle  Blandine s’y était opposée en objectant très sensément qu’il n’y avait rien à garder à la Pioline, et toutes les fois que le lieutenant formait un projet chimérique, pour l’écraser par l’absurde et le convaincre d’utopie, la tante n’avait qu’à dire : Il ne vous manquerait plus que d’avoir un garde ! Un garde à la Pioline, dans l’esprit de Mlle  Blandine, c’était une de ces fantaisies qu’on ne discute même pas, quelque chose d’analogue à ces caprices d’enfans qui demandent la lune.

— Un garde ! dit le lieutenant, tiens, c’est une idée ! La Zounet, tu m’ouvres l’esprit. Sergent Tistet, je vous nomme garde général, et dès demain vous irez prêter serment à la justice de paix. Allez vider le capharnaüm de Mlle  Blandine ; c’est là que nous installerez votre lit : mettez le tout dans le grand coffre.

Le capharnaüm était une dépendance de l’appartement de Mlle  Blandine, dont la deuxième porte communiquait avec la chambre du lieutenant. C’était une petite pièce circulaire pratiquée dans la tourelle, où depuis dix-sept ans s’entassait un monde de chiffons, de rognures, de loques, de vieilleries, et jusqu’à des ferrailles, car il était de principe à la Pioline que tout sert dans les ménages.

Jusqu’à ce moment, la Zounet n’avait pas pris au sérieux les paroles du lieutenant ; mais quand elle vit Tistet monter au capharnaüm, elle se jeta sur son passage avec des menaces furibondes.