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mariage lui semblait odieux. Blessé dans son orgueil, pris de jalousie soudaine, il sentait rugir en lui toutes les révoltes de la jeunesse contre ces amours de vieillard.

Mazamet le regardait de son œil curieux, pénétrant. — Et en quoi ce mariage peut-il vous surprendre ? dit-il.

— Moi, dit Lucien, en rien. Vous êtes âgé, souffrant, fatigué, et je tiens fort sage à vous de vous attacher cette belle personne. De plus, ce qui ne gâte rien, ce sera une bonne action. Quand partons-nous pour Paris ?

Il fallait que Lucien se fût bien dominé pour pouvoir parler ainsi, de cette voix posée, retenue, mesurée, dont l’ironie secrète donna le frisson à Mazamet. L’avocat ne raillait plus que du bout des lèvres ; avec ses airs dégagés et son insouciance jouée, il était horriblement jaloux de sa pupille, et lui, si subtil, si retors, si tyrannique, il tremblait devant cette Félise : le despote était à la merci de son esclave. Mazamet s’attendait à des railleries irritées, le grand calme de Lucien le troubla. Il pressentit qu’il s’était donné un maître, les rôles étaient changés. Il s’était formé entre Mazamet et Lucien une amitié singulière, faite de sympathies et d’antipathies très vives. Tant de choses leur étaient communes, ils avaient une telle foi à la ruse, ils rentraient si bien l’un dans l’autre, ils s’enlaçaient par tant de liens, que rien ne pouvait plus rompre cette chaîne invisible. Que de fois par la suite Mazamet voulut trancher le nœud gordien sans y réussir ! Ce fut leur destinée de toujours vivre ainsi dans des rapports inexplicables, unis et divisés, s’attirant et se repoussant, soudés, rivés l’un à l’autre.

La veille de son départ pour Paris, Lucien voulut revoir une dernière fois la Pioline ; il y vint à la nuit, et quoique le temps fût à l’orage, il se promena très longtemps sur la lisière des bois, au bord des ravines, dans tous les chemins de cette vallée calme et solitaire, qu’il se prenait à aimer tout à coup après l’avoir tant dédaignée. Comme il l’avait désiré, il allait enfin vivre dans des conditions nouvelles, sur un plus vaste théâtre, loin de ce petit monde sans issue, doux et modeste, où le hasard avait semblé d’abord rengager. Avant de s’en éloigner pour toujours, il donnait un regret à tout ce passé ; il trouvait un certain charme mélancolique à raviver ces souvenirs des choses à jamais disparues, mais bientôt l’émotion le gagna, sérieuse et profonde ; il voulut s’en défendre, il la repoussa comme une faiblesse ; la sincère nature réveillée persistait encore et le pressait de ses plus douces sollicitations, dans son humble éloquence, comme ces amitiés fidèles, si lentes à se retirer malgré les dédains. Un coin de ciel s’ouvrit dans son âme, il ferma les yeux à cette lumière ; par mille voix mystérieuses, il lui revenait comme