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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1093

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Ainsi préparé, il lut la lettre de Mlle Blandine avec une grande liberté d’esprit. Au-dessous de la signature de sa tante, Sabine avait écrit une vingtaine de lignes empreintes d’une tristesse si vive et si contenue, qu’il se sentit touché jusqu’aux larmes. Dans sa précédente lettre, M. Cazalis lui avait donné des nouvelles de Marcel ; en quelques mots, elle le remerciait avec tendresse. Cette émotion, cette reconnaissance se trahissaient à l’accent secret ; à tout autre moment de sa vie, il ne l’aurait pas deviné ; avec un instinct de père, il comprit tout. Il répondit à la hâte, par une lettre très ferme et très claire. D’une volonté très arrêtée, il résistait à ce mariage qu’on voulait imposer à sa fille ; il parlait à sa sœur avec amitié, il la pressait vivement de hâter son retour, et cela d’un ton si grave et si pénétré, que Mlle Blandine elle-même en fut frappée. Habituée à l’insouciance de son frère, à sa faiblesse, à sa bonhomie frivole, elle fut fort étonnée lorsqu’elle reçut cette lettre ; elle n’en tint aucun compte. Elle n’aurait rien changé à ses dispositions, à ses projets, si Zounet ne l’avait informée de tout ce qui s’était passé à la Pioline. Zounet avait été avertie par Gascayot des trahisons du sergent Tistet ; elle avait enfin pu faire tenir une lettre à sa maîtresse ; la tante de son côté, pour éviter toute surprise, lui répondit par des lettres chargées, que le facteur remettait en mains propres à la servante. La tante était inquiétée par tout ce qu’on lui racontait des dépenses de son frère ; elle commençait à regretter son ménage ; elle était très choyée à Valence, mais elle n’avait personne à gouverner, à malmener. Au fond, elle désirait retourner à la Pioline, car elle voyait bien que si le père Cazalis ne lui venait en aide, ce séjour à Valence n’avait plus de sens. Sabine était toujours d’une grande soumission avec elle, jamais elle ne lui parlait de Marcel, elle ne se plaignait jamais, et ce silence effrayait la tante. Elle comprenait qu’elle ne pouvait rien contre cette douleur muette, et pourtant elle hésitait encore à partir ; son amour-propre se trouvait engagé ; elle ne voulait pas revenir à la Pioline sur un ordre formel de son frère. Ces indécisions furent levées par une dernière lettre de la Zounet ; elle annonçait à Mlle Blandine que le lieutenant était retourné plusieurs fois à Seyanne. La tante prit son parti, brusquement elle fit ses paquets, et sans avertir son frère elle se mit en route.

— Il y a là encore quelque tour de ce marquis des Saffras, disait la tante. Ah ! cet Espérit ! cet Espérit ! il aura endiablé mon frère.

Personne n’attendait Mlle Blandine à la Pioline, elle arriva à l’improviste ; pour mieux surprendre son frère, elle laissa sa voiture de louage à la montée du Grand-Felat, et de son pied mignon elle prit par les traverses. En sortant du bois, à première vue, elle comprit que la Zounet n’avait rien exagéré. La physionomie de la Pioline