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proposée, elle la refusait par la seule raison qu’elle y était invitée ; on serait sorti sans l’avertir qu’elle ne l’aurait jamais pardonné. Le lieutenant alla visiter ses semis de melons, et Sabine monta dans sa chambre. La tante l’appela ; on ne répondit rien, car les portes de l’escalier et du corridor étaient fermées. Mlle  Blandine, impatientée, monta en courant ; Sabine était accoudée à la fenêtre, les yeux fixés sur le clocher de Seyanne.

— Ah ! voilà comme vous passez vos matinées ! dit la tante. Sabine n’entendit pas. Alors la tante s’approcha d’elle, et d’un mouvement jaloux, curieux, méfiant, avec une indiscrétion irritée, elle la regarda fixement. Ses yeux avaient une expression indéfinissable. — Ah ! vous l’aimez donc bien ? dit-elle d’une voix acérée et méchante.

Sabine la regarda sans colère ; une larme brillait dans ses yeux.

— Oui, ma tante, dit-elle.

Cela fut dit avec un tel accent de tristesse et d’amour, dans la simplicité, la force et l’ingénuité de l’âme, c’était chose si vivante, que la tante tressaillit ; un rayon divin la toucha. En un instant, en une seconde, tout un monde inférieur s’écroula, et libre, sincère, allégée, aimante, d’un cœur agrandi elle comprit tout. Avec un élan passionné, elle embrassa Sabine. — Oh ! viens, lui dit-elle, viens, ma fille. Aime qui tu aimes. Je vais à Seyanne.

Et la main dans la main elles descendirent en courant. — Viens, ma fille ! — Et dans ce mot elle aussi mit toute son âme.

Le bonhomme Cazalis montait l’escalier en hochant la tête. On le prit au passage, et de si franche bonne humeur, qu’il fut enlevé, lui aussi. — Ah ! cette fois vous m’obéirez, dit la tante, et pas de réplique, vieux grondeur. La carriole ! à Seyanne !

En quelques minutes, la carriole fut attelée. Dire comment cela se fit, avec des harnais dispersés dans tous les coins, Cascayot en maraude et des mules paresseuses couchées au pré, — qui le sait ? Cela se fit. Grands et petits, jeunes et vieux, bêtes et gens, ils se comprenaient tous. On partit. Cascayot était de la fête, et dans sa tête joyeuse tout tintait clair comme dans les grelots de ses mules.

Le lieutenant regardait sa sœur avec surprise. Une flamme légère courait dans toute sa personne ; dans ses yeux, ses gestes, sa voix, éclatait et brillait quelque chose de clair, de libre et d’animé, toute la riante spontanéité du Midi. Et cet entrain n’avait rien de l’ardeur factice d’une volonté faible, qui se hâte d’agir à l’étourdie pour tuer la réflexion. C’était l’élan, le vol d’une âme délivrée, enlevant tous les obstacles, comme ces coups de vent qui chassent les brumes basses ; c’était un coup de tête si l’on veut, mais de ces coups de tête qui sauvent tout.