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première fois. L’Europe est sur le point de devenir un assemblage de royaumes feudataires. L’Angleterre ! l’empereur dirige contre elle cette formidable machine de guerre du blocus continental. Rome est un département français, en attendant de donner son nom à l’héritier de l’empire, tandis que le pape est captif à Savone, et Napoléon roule déjà dans son esprit la pensée d’établir la cour pontificale à Paris, de subordonner le pape à l’empereur ; il ordonne même déjà des travaux à Saint-Denis et à Avignon, car il veut que cette papauté se montre dans ses antiques résidences ; « On se croit placé sous l’illusion d’un songe quand on entend raconter ces choses, » dit M. Thiers. C’est qu’en effet c’était un songe, le songe gigantesque d’un génie plus maître de l’univers que de lui-même.

Il est vrai, ainsi que le dit l’illustre historien de l’empire, on fut près de croire à la réalité de ce songe, à la possibilité de toutes ces transformations. Napoléon avait effectivement pour lui la puissance de tout faire, le prestige d’un ascendant auquel rien n’avait résisté Jusque-là : il avait contre lui la nature des choses, cette ennemie lente, mais infaillible en politique. Qu’on prenne ces trois grands faits qui sont les points saillans du dernier volume publié par M. Thiers : le blocus continental, la captivité du pape à Savone, ou du moins son séjour très surveillé dans cette ville, et la guerre d’Espagne. Certes, Napoléon montre une fécondité de ressources inouïe dans la lutte qu’il poursuit contre l’Angleterre ; c’était un subtil douanier autant qu’un habile gagneur de batailles, et même au fond il soutenait une cause juste. Il n’est pas moins vrai qu’il arrive aux actes les plus démesurés, auxquels l’Angleterre répond par des procédés pour le moins aussi tyrauniques, et dans ce conflit c’est la justice qui souffre, c’est le droit de toutes les indépendances qui est méconnu. Rien n’empêchait l’empereur matériellement de transporter le pape à Saint-Denis ou à Avignon ; mais ce vieillard sans armées portait en lui une force morale. Il représentait la conscience religieuse des peuples. De même dans la Péninsule, c’étaient sans doute d’admirables soldats qui combattaient, Masséna, Ney, Soult, — et pourtant ils s’usaient à la poursuite d’un but insaisissable, loin du regard du maître. Esclaves d’un ordre venu de Paris, d’une parole transmise, ils ne se faisaient indépendans qu’au profit de leurs passions pour donner issue à leurs rivalités, et cette belle campagne de Portugal si supérieurement racontée par M. Thiers, cette campagne allait échouer devant les lignes muettes et sombres de Torres-Vedras préparées et gardées par l’impassibilité de Wellington ! Ce n’est pas devant le génie, de Wellington que pâlissait en ce moment la fortune impériale, pas plus que Napoléon n’était battu peu après par la tactique russe ; il était vaincu par les entraînemens de son propre génie, par tous ces élémens bravés, par toutes ces impossibilités accumulées, qui à la fin retombaient sur lui de tout leur poids, comme pour rendre sa détresse plus extrême et plus terrible. Tel est le drame que l’historien de l’empire retrace avec une simple et pratique éloquence, et dont il laisse déjà entrevoir le dénoûment tout prêt à se précipiter : vaste tableau plein de mystères à éclaircir, de prodiges à admirer, et aussi d’exemples à méditer !

Ce siècle, il faut le dire, à mesure qu’il marche, voit s’élever des problèmes dont quelques-uns sont encore comme un héritage du passé, tandis que