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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/148

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d’animaux. Elle ôta son bonnet et se pencha pour écouter. Elle put seulement voir, car si M. Thornton avait fait une tentative pour parler, l’idée instinctive et momentanée de l’écouter était déjà passée, et le peuple était plus courroucé que jamais. Il se tenait les bras croisés, calme comme une statue, la figure pâle d’émotions réprimées. Ils essayaient de l’intimider, de le faire reculer, ils s’excitaient l’un l’autre à quelque acte immédiat de violence personnelle. Marguerite sentit instinctivement qu’il ne fallait plus qu’un instant, une étincelle pour produire une explosion dans laquelle, au milieu de tant d’hommes furieux et d’enfans étourdis, la vie de M. Thornton elle-même serait en danger, — que, dans un autre moment, les passions tumultueuses auraient dépassé leurs bornes et renverse toutes les barrières de la raison et de la crainte. Pendant qu’elle regardait, elle vit les enfans se baisser pour déchausser leurs sabots de bois, le projectile le plus à portée de leur main; elle comprit que c’était l’étincelle à la mine de poudre, et, avec un cri que personne n’entendit, se précipita hors de la salle, descendit les escaliers, déverrouilla la porte avec une force impétueuse, puis se présenta en face de cette mer orageuse d’hommes les yeux enflammés et lançant le reproche comme une flèche étincelante. Les sabots s’arrêtèrent dans les mains qui les tenaient, les physionomies tout à l’heure si féroces exprimèrent l’irrésolution et l’inquiétude, car elle se tenait entre les ouvriers et leur ennemi. Elle ne pouvait parler, mais elle étendit les bras vers eux jusqu’à ce qu’elle put recouvrer son souffle.

« — Oh ! n’employez pas la violence! il est seul et vous êtes mille contre lui! — Mais ses paroles expirèrent sur ses lèvres, car il n’y avait pas de son dans sa voix; ce n’était qu’un chuchotement éteint. M. Thornton se tenait un peu de côté; il s’était placé devant elle, comme s’il eût été jaloux de tout ce qui pourrait s’interposer entre lui et le danger.

« — Allez, dit-elle de nouveau, — et en ce moment sa voix fut comme un sanglot, — les soldats vont venir, allez paisiblement, partez, vos griefs seront redressés, quels qu’ils soient.

« — Renverra-t-on d’où ils sont venus ces fripons d’Irlandais? demanda quelqu’un dans la foule d’un ton de voix menaçant.

« — Jamais à votre commandement, répondit M. Thornton, et immédiatement la tempête éclata. Les huées s’élevèrent et remplirait l’air, mais Marguerite ne les entendait pas. Son regard était fixé sur le groupe d’enfans qui quelques minutes auparavant étaient armés de leurs sabots. Elle vit leurs gestes, discerna leur intention, — un moment de plus, et M. Thornton pouvait être mis en pièces, lui qu’elle avait poussé et comme conduit à cette place périlleuse. Elle songea seulement comment elle pourrait le sauver; elle jeta ses bras autour de lui, et fit de son corps un bouclier pour le protéger contre ce peuple féroce. Il essaya de se dégager de son étreinte.

« — Partez, dit-il de sa voix profonde, ce n’est pas ici votre place.

« — C’est ma place, dit-elle. Vous n’avez pas vu ce que j’ai vu.

Si elle pensait que son sexe put être une protection, elle était dans l’erreur; la fureur des ouvriers était allée trop loin pour s’arrêter, — au moins elle avait entraîné trop loin quelques-uns d’entre eux, — car ce sont toujours les sauvages enfans avec leur amour des émotions cruelles qui sont à la tête de ces émeutes, insoucians des massacres et du sang versé qu’elles