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peuvent produire. Un sabot siffla dans l’air. Les yeux de Marguerite le suivirent dans son vol; il manqua son but. Elle se retourna pâle d’effroi, mais elle ne changea pas de position et cacha seulement son visage sur l’épaule de M. Thornton.

« — Pour l’amour de Dieu, dit-elle, ne nuisez pas à votre cause par ces violences. Vous ne savez ce que vous faites.

« Elle fit un effort pour rendre distinctement ses paroles.

« Un petit caillou vola, déchira sa tête et sa joue, et fit passer un éclair devant ses yeux. Elle se tint comme morte sur l’épaule de M. Thornton; alors il dégagea ses bras et la tint à son tour embrassée un instant.

« — Vous vous conduisez bien! dit-il; vous venez ici pour maltraiter une innocente étrangère; vous tombez par centaines sur un seul homme, et lorsqu’une femme se présente pour vous supplier dans votre intérêt d’être des créatures raisonnables, votre lâche colère tombe sur elle! Vous vous conduisez bien !

« Ils restèrent silencieux pendant qu’il parlait; ils regardaient, les yeux et la bouche ouverts, ce petit filet de sang qui les avait réveillés de leurs transports de colère. Ceux qui étaient les plus près de la porte se retirèrent honteux. Il y eut un mouvement dans la foule, un mouvement de retraite; seulement une voix s’écria :

« — C’était à toi que la pierre était destinée; mais tu te cachais derrière une femme!

« M. Thornton tressaillit de rage. Il plaça doucement Marguerite sur le seuil de la porte, la tête appuyée contre le bois.

« — Pouvez-vous rester ici? demanda-t-il. — Puis, sans attendre sa réponse, il descendit lentement les escaliers et se plaça au milieu de la foule : — Maintenant tuez-moi, dit-il, si telle est votre brutale volonté; il n’y a plus ici de femme pour me protéger. Vous pouvez m’accabler, vous ne me ferez jamais rétracter une résolution, jamais!

« Il se tint au milieu d’eux, les bras croisés, dans la même attitude que sur l’escalier; mais le mouvement rétrograde vers la porte avait commencé aussi peu raisonnablement, peut-être aussi aveuglément qu’avait éclaté le précédent accès de colère. Peut-être l’idée de l’approche des soldats détermina-t elle cette retraite, peut-être aussi la vue de cette figure pâle, les yeux fermés, triste et calme comme le marbre, les larmes coulant lentement le ses longs cils, et le sang ruisselant de sa blessure plus lentement encore. Les plus exaspérés, Boucher lui-même, reculèrent, grognèrent et finalement se retirèrent en lançant des malédictions au maître, qui continua à se tenir immobile en regardant leur retraite avec des yeux remplis d’une expression de défi. »


Quoiqu’il n’y ait qu’un homme en jeu, cette scène n’est-elle pas émouvante comme le siège d’une ville entière? Si la profession de manufacturier a ses avantages, elle a aussi ses périls, comme on peut le voir, périls qui expliquent bien des duretés de caractère, car pour exercer cette profession il ne faut point avoir un cœur de femme, et lorsqu’on a vu plusieurs fois des scènes de ce genre et qu’on a eu à supporter plusieurs assauts semblables, le cœur doit