Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit disposé, et demain, au marché, n’oublie pas les merluches.

— Tout sera prêt, dit Espérit, et toi, fais à ta guise ; je te conseillerais seulement de choisir les acteurs à nombre égal dans les paysans et les moussus.

— De quoi ! de quoi ! dit Cayolis. Des conseils ? Ris-tu ou fais-tu l’amour ? Holà, holà, seigneur ! Ne te mêle que de ta cuisine. A dimanche

Et le beau maréchal partit en chantant la cavatine de Robert.

Au jour fixé, à l’heure dite, Cayolis fit son entrée aux Saffras avec Robin, Perdigal, Triadou et douze compagnons très décidés, — six paysans ; et six moussus.

Ces mots de paysans et de moussus servaient à désigner les deux partis qui divisaient alors la commune. A Lamanosc, il y a toujours eu deux factions en présence. De 1830 à 1834, la politique s’était assoupie ; il semblait que le calme allait renaître dans le village, lorsque tout à coup on vit sortir de terre deux nouveaux partis, celui du curé et celui du vicaire. Les premières chansons provençales de Perdigal datent de cette époque. Le pays était en feu, l’autorité supérieure intervint, et le vicaire fut déplacé. A quelques mois de là, un médecin italien vint s’établir dans un hameau voisin de Lamanosc, la faction du vicaire se jeta aussitôt du côté de l’Italien et lui improvisa une clientelle ; les animosités se réveillèrent, et bon gré mal gré, le docteur de Bologne et le docteur de Montpellier se trouvèrent les chefs de deux grands partis. La guerre dura trois ans, — trois ans de rixes, de chansons et de procès ; à la longue, les passions se lassèrent ou changèrent de but. Le vieux médecin de Lamanosc, sentant sa fin approcher, maria sa fille au docteur italien : les partis se débandèrent, et la fatigue générale ramena l’ordre dans la commune. Ce ne fut qu’à la vote de 1838 qu’on vit reparaître deux factions, sous le nom de paysans et de moussus. Il serait difficile de définir exactement ces deux partis. Il n’y a pas de prolétaires à Lamanosc, et les ouvriers des corps d’état ont tous un champ qu’ils cultivent eux-mêmes ; les paysans sont propriétaires, les moussus portent la veste, et plusieurs d’entre eux vont en journée. Tout ce qu’on peut dire, c’est que dans le parti des moussus on rencontre un plus grand nombre de forts cultivateurs et d’artisans.

Les douze jeunes gens qui suivaient Cayolis étaient les chefs des deux partis, et le seul fait de leur rencontre dans une même troupe témoignait de la grande influence du maréchal, car jamais les haines n’avaient été si violentes à Lamanosc. La guerre était partout ; une même ardeur emportait les vieillards et les enfans : aux bals, aux promenades, à l’église même, aux confréries, on voyait les filles se grouper en deux bandes ennemies. Cayolis était très considéré des