Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux partis. A son arrivée, il ne s’était pas laissé engager dans leurs luttes ; l’homme qui avait habité les grandes villes n’avait plus que du dédain pour ces querelles de village ; sa rare bienveillance naturelle l’aurait d’ailleurs toujours éloigné des inimitiés et des colères.

Espérit vint recevoir ses convives dans la cour ; aussitôt Cabantoux sonna la cloche, et Bélésis mit le feu aux bombes de terre alignées sur la terrasse. Les tables étaient dressées sous la tonnelle ; à l’entrée flottaient deux drapeaux tricolores ; au fond, sur les colonnes romaines, on voyait le buste du roi et la statue de saint Antonin, patron de la commune, entourés de fleurs et de feuillages. Les tables étaient garnies d’assiettes en forme de feuilles de vigne, revêtues d’un beau vernis vert inventé par Espérit ; au centre, sur un socle de bois sculpté, une dame-jeanne de clairette ornée de pampres ; les poissons et les salades étaient servis dans des poteries brillantes rangées tout autour de la dame-jeanne. Le caporal Robin loua l’ordonnance du banquet, et Cayolis déclara qu’à Toulouse on n’aurait pas mieux fait. Au dessert, la dame-jeanne était vide ; Cayolis et Robin lurent quelques tirades de Voltaire, on les applaudit avec fureur, et les rôles furent aussitôt distribués.

— Maintenant, chantons la gloire ! dit un paysan.

— Toujours, répondit le caporal, mais n’oublions pas que le muscat est l’ami de l’homme.

Chanter la gloire signifie toutes chansons sur l’Afrique, l’empereur, les aventures de terre et de mer, le retour au pays, en général tout ce qui n’est ni complaintes ni romances d’amour. Espérit mit en perce le baril de muscat de Beaume. On chanta la gloire chacun à tour de rôle, et quand tous les convives eurent fait montre de leurs talens, Cayolis leur dit : — Maintenant, les amis, nous allons monter la Muette, mais commençons par former deux chœurs. Perdigal, tu vas appareiller les voix.

— Les moussus à droite, les paysans à gauche, dit le poète, c’est tout simple.

— Je ne connais ni paysans ni moussus, répondit Cayolis ; je n’en ai pas vu à Toulouse, je n’en ai pas vu à Bordeaux, et le général Robin vous dira qu’il n’y en a pas en Alger ; ainsi qu’il n’y en ait plus à Lamanosc ! J’entends que pour le chœur de la Muette on se donne tous la main, et francs amis. Autrement pas d’Amour sacre de la patrie ! Allons, Spiriton, le vieux grenache, nous allons fraterniser. Qu’on me donne le drapeau.

— Tout va bien, se disait Espérit ; voilà donc une affaire finie, ce n’est pas sans peine. Enfin, Paris ne s’est pas bâti en un jour. Cette tragédie marche bien, ce sera plus beau qu’à Montalric.

Lorsqu’on eut chanté les chœurs de la Muette, Perdigal prit son