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Cervantes n’est pas seulement un homme du XVIe siècle ; il ouvre aussi le siècle suivant, et l’immortel hidalgo de la Manche appartient aux premières années de cette période qui devait régulariser et féconder le mouvement confus d’une renaissance incomplète. Cervantes et Quevedo représentent tous deux cette direction nouvelle, avec quel éclat et quelle, verve ! l’Europe le sait ; mais l’esprit du moyen âge, d’un moyen âge artificiel et convenu, reparaît bientôt pour étouffer l’esprit moderne, et l’école des grands prosateurs se trouve subitement arrêtée. Quels noms citer après ces noms glorieux, à moins que ce ne soit le méthodique Saavedra ou un historien secondaire, Antonio de Solis, qui raconte la conquête du Mexique comme Saint-Réal a raconté la conjuration de Venise ? Dès lors il faut traverser rapidement le groupe insignifiant des écrivains du XVIe siècle, Feijoo, Isla, Cadalso, Muñoz, Jovellanos, Capmany, jusqu’à ce qu’on arrive enfin aux tentatives récentes qui ont repris les traditions interrompues du XVIe siècle et associé l’Espagne de nos jours aux luttes viriles de la pensée moderne.

C’est ainsi que ce choix intelligent des prosateurs de l’Espagne provoque utilement la pensée et présente un tableau rapide et net des vicissitudes d’une grande littérature. Le volume consacré à la poésie offre les mêmes avantages et mérite les mêmes éloges. M. Lemcke n’a rien négligé pour donner à son recueil la correction achevée qui fait le prix des publications de ce genre ; il a confronté les manuscrits des grandes collections de l’Europe, il a consulté surtout et nos richesses de la Bibliothèque impériale et les hommes qui connaissent le mieux chez nous ces délicats problèmes de bibliographie et de philologie moderne. M. Hase, M. Magnin, M. du Méril ont rendu à M. Lemcke des services qu’il n’hésite pas à proclamer hautement. M. Lemcke s’étonnera sans doute que nous le félicitions d’une chose si simple ; mais n’avons-nous pas vu tout récemment deux écrivains de l’Allemagne, M. de Rochau et M. Édouard Brinckmeier, piller consciencieusement deux ouvrages français sur l’histoire et la littérature espagnole, et donner comme des recherches originales une traduction mal faite ? Il est vrai que, dans ce domaine peu surveillé des études sur l’Espagne, la France non plus n’est pas à l’abri de tout reproche ; je sais tel ouvrage sur la littérature castillane qui n’est qu’une traduction des notes dont M. Martinez de la Rosa a enrichi sa Poétique. M. Lemcke n’est pas de cette école-là ; il est savant et n’a pas besoin de se parer de la science de ses confrères. Qu’il publie avec le même soin son troisième volume, consacré au théâtre : il aura accompli une œuvre utile, et cette intéressante publication lui assurera un rang digne d’envie parmi les plus laborieux ouvriers de la renaissance romane.

SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

V. DE MARS.