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de la mer, comme s’il était libre. Le cabillaud salé prend le nom de morue. Cette pêche d’hiver est des plus dangereuses : il y a deux années, dans ces eaux farouches (aquœ truces, dit Tacite), deux bâtimens périrent ; on compte en moyenne un vaisseau par an qui ne revient plus. L’hiver, quand le voyage dure plus de cinq semaines, c’est que le dogger a fait naufrage. Les femmes regardent alors, avec un sentiment inexprimable, loin, bien loin sur la Meuse, et si elles ne voient rien venir du côté de la mer, elles rentrent chez elles mornes et désolées. Il arrive quelquefois que le bâtiment se perde et que les hommes réussissent à se sauver sur un autre vaisseau, mais c’est très rare. On n’arrête point sans tristesse sa pensée sur cette fin obscure, ténébreuse, enveloppée dans le mystère de l’Océan, sur ces malheureux dont la famille elle-même ne sait rien, sinon qu’ils ne sont pas revenus. Quand on jette ensuite ses regards autour de soi sur les hommes de Vlaardingen, que le même sort attend peut-être, et qui, insoucians de leur vie, chargent gaiement leur vaisseau pour le prochain voyage, on éprouve une sorte d’admiration douloureuse qui serre le cœur.

La pêche du cabillaud est une des plus anciennes et des plus célèbres dans l’histoire économique de la Hollande. Comme celle du hareng, elle a beaucoup perdu de son ancienne prospérité ; ce n’est pourtant pas qu’elle donne des résultats moins favorables. Depuis dix années, les bateaux-pêcheurs attestent, par un produit croissant, que le poisson n’a pas diminué dans ces mers et que la main de l’homme ne s’est point affaiblie[1]. Ce qui manque à la pêche du cabillaud comme d’ailleurs à celle du hareng, ce sont les débouchés. Les Pays-Bas ont à leur portée un excellent marché, ils ont la Belgique, qui fait maigre une partie de l’année, en bonne catholique qu’elle est ; malheureusement ce marché se trouve fermé par un tarif de droits d’entrée considérables. Il en est de même pour la France : en France, la morue coûte 60 fr. la tonne, en Hollande 30 à 35 fr. ; mais un mur de douanes s’oppose à ce que la concurrence puisse s’établir entre les deux produits. L’avenir des pêcheries hollandaises est lié à la libre entrée du hareng et du cabillaud chez les nations voisines ; cette libre entrée est énergiquement réclamée dans ce moment même, par la plupart des économistes belges, au nom des intérêts de la classe ouvrière.

La vie des pêcheurs de hareng, qui deviennent en hiver des pêcheurs de morue, est tout entière à la merci des flots ; ces hommes ne passent à terre que deux ou trois semaines dans l’année. Quand

  1. En 1853, trente-cinq bâtimens ont fait cent douze voyages et rapporté 8,078 tonnes. En 1852, trente-huit doggers avaient récolté de la même pêche, en cent quarante-quatre voyages, 11,939 tonnes, soit 16,324 pièces.