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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/362

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dentelures aiguës. — En avant, en avant ! criait Espérit. — Et les voilà lancés à l’escalade, et d’un pied hardi bondissant sur les saillies, des genoux et des mains rampant sur les étroites corniches, descendant et remontant par les crevasses, entre les arêtes vives, passant sous les déchirures des roches comme des oiseaux de proie qui rentrent dans leurs aires. Arrivés aux plus hautes cimes, seuls et libres dans ces déserts inviolés, saisis d’une émotion de jeunesse et d’indépendance, ils se donnèrent la main avec un élan de cœur à briser leurs poitrines. Ils s’étaient assis au bord des gouffres ; autour d’eux, au fond des abîmes, s’étendaient les neiges où jamais le pied de l’homme ne s’est posé, et leurs regards ne pouvaient s’en détacher ; la blancheur vierge de ces neiges fascinait leurs yeux. Espérit tordait et roulait sa barrette en ruminant un discours.

— Je ne sais pourquoi, dit-il après un long silence, mais à regarder ces neiges, il m’arrive de penser à notre demoiselle Sabine. Et toi, Marcel ?

C’était la première fois que le nom de Mlle Sabine était prononcé entre eux.

— Comme toi, dit Marcel, qui ne voulait pas mentir, mais il était fort troublé, et les questions d’Espérit l’inquiétaient vaguement. Il reprit sa hache et sauta sur le chemin. — Partons, dit-il, la nuit approche, et nous enfournons ce soir.

— La nuit ? dit en riant le terrailler, nous avons encore nos deux heures de jour ; qu’as-tu donc appris dans les villes ? Tu ne connais plus rien au soleil.


II.

Perdigal ne s’était pas trompé dans ses prédictions ; le maire Tirart alla jusqu’aux précipices, sans tourner la tête, sans songer une seule fois à rebrousser chemin. A la nuit, il revint par le bois de hêtres, et s’y égara, et comme, pour abréger, il s’obstinait toujours à couper en biais, au lieu de suivre le lit des torrens, au sortir des fayards, après tant de détours, il se trouva tout à fait désorienté, à tel point qu’il se dirigea du côté du Ventouret en croyant se rapprocher de Lamanosc.

Il n’y avait plus de traces de sentiers ; le maire n’avançait qu’à tâtons, en tirant sa bête par la bride au milieu des ronces ; à chaque pas, le terrain s’éboulait sous leurs pieds, de toutes parts craquaient et s’écroulaient les pierrailles. — Voici notre chemin qui marche, disait-il à sa jument ; courage, mon enfant, on arrive toujours ; allons ! c’est Perdigal qui te paiera l’avoine.

En descendant ainsi au milieu de cette avalanche de cailloux